Yves Desrosiers : L'âme rustre
par David Desjardins
dans VOIR, 6 mars 2003
Entrevue

Ancien guitariste de Jean Leloup au sein de la Sale Affaire, petit génie de la console des studios d'enregistrement, YVES DESROSIERS avait fait voeu de silence depuis de trop nombreuses années. Il aura fallu qu'il découvre l'oeuvre de l'un des plus populaires poètes russes du XXe siècle, Vladimir Vissotsky, pour qu'il se décide enfin à sortir de sa tanière. Au carrefour des âmes brisées.

Il y a 1000 raisons de s'intéresser à Vladimir Vissotsky, poète et acteur russe dissident dont l'oeuvre en chanson fut, jusqu'à quelques années après sa mort, mise à l'index. Mais son magnétisme, si Vissotsky le doit en partie à sa voix éraillée et à la justesse de ton de ses chansons dont on a surtout retenu le versant pathétique, il le doit aussi à l'image projetée. Une image qui n'est qu'à demi vraie.

Équivoque à laquelle Vissotsky a d'ailleurs largement contribué puisque, jusqu'à sa mort en 1981, il a allégrement exposé son visage romantique de poète torturé, d'humaniste dont l'âme brisée ne trouvait de répit que dans les vapeurs de l'alcool blanc et les volutes du tabac noir.

Une façade en partielle rupture avec l'homme, sorte de clown triste dont on dit qu'il maîtrisait un sens de l'humour absolument décapant, qu'il fréquentait dans un secret relatif les pontifes du régime soviétique avec lesquels il entretenait des rapports d'une extrême ambiguïté.

Le personnage

Comme le raconte Yves Desrosiers, qui a pris le parti de faire connaître cette idole interlope d'une époque on ne peut plus opaque, "tout le monde aimait Vissotsky, on l'invitait à jouer dans les fêtes, mais on craignait que son oeuvre soit subversive. On l'aimait parce que même chez ceux qui détenaient le pouvoir, on avait des réserves quant à ce qui se déroulait en Union soviétique, mais on ne pouvait pas en parler autrement que dans le privé. Pour Vissotsky, il aura fallu attendre la fin des années 1980 pour qu'il soit réhabilité, quelques années après sa mort, juste avant l'effondrement de l'Empire. Après, on en a fait un patriote".

Prémonition d'une foudroyante justesse, le poète devinait qu'il devrait probablement mourir pour que sa musique soit enfin reconnue à sa juste valeur, qu'il ne verrait peut-être pas la fin d'un régime qui avait choisi d'étouffer sa voix de nuits blanches. Une voix qui, sous le couvert d'une poésie hautement métaphorique, demandait justice, dénonçait l'absurdité d'un système qui avait étranglé les idéaux communistes auxquels Vissotsky adhérait cependant.

Et plus on en apprend sur l'homme, plus il est facile d'imaginer que Vissotsky faisait tout pour construire un mythe autour de lui. "Il brûlait la chandelle par les deux bouts et, en faisant ça, il se mettait dans un contexte d'urgence", dira Desrosiers, acquiesçant ensuite quant à cette certaine présomption: "Oui, je pense qu'il bâtissait sa légende, tout à fait consciemment. Ce qu'il voulait, et il le disait, c'était la reconnaissance, même si ça devait être après sa mort."

Fatalité que n'aura pas à subir Yves Desrosiers, incontournable du monde de la musique québécoise qui a quant à lui choisi d'évoluer dans les couloirs de l'ombre. Réalisateur émérite auquel on doit les excellents projets de Lhasa, Fredric Gary Comeau et Jeszcze Raz, on se souviendra aussi de lui comme du guitariste de La Sale Affaire aux côtés de Jean Leloup, puis dans les Quart de rouge, avec Mononc Serge et feu Patrick Esposito.

Mais Desrosiers préfère la pénombre du studio aux feux de la rampe. Et c'est justement là que s'arrêtent les comparaisons avec Vissotsky dont il admire le côté volubile, l'énergie et le sens du jeu.

Car c'est aussi l'idée du personnage qui, de prime abord, exerçait une fascination certaine chez lui: "Avant même de comprendre les paroles, j'avais ressenti l'idée du poète torturé, l'omniprésence de la mort bien sûr, mais aussi l'influence de l'alcool que je pouvais saisir parce que, moi-même, j'y étais accroché."

De cette période trouble à laquelle il confie avoir échappé, Desrosiers a cependant conservé le souvenir du fatalisme qui l'habitait. Du même type que celui qu'on trouve dans les textes du défunt poète et acteur: "C'est sûr que je peux comprendre, j'étais comme ça aussi. [...] Il avait aussi un côté fanfaron que j'aimais bien, et tout cela est venu me chercher, profondément."

C'est donc de cette improbable rencontre entre deux âmes écorchées que naîtra le projet de Volodia, un hommage qui poussera un Desrosiers presque maladivement réservé à prendre le devant de la scène.

Volodia

Le projet, plusieurs l'avaient cependant déjà caressé, dont Maxime Leforestier qui avait adapté quelques chansons de Vissotsky, dont la plus célèbre, Le Vol arrêté, que Desrosiers reprend aussi sur Volodia. Mais personne n'avait encore exploité à un tel degré l'oeuvre du poète, se donnant la peine d'y apposer de substantiels arrangements qui viendraient colorer les chansons.

"Pour moi, le premier geste à poser était musical, [...] il fallait de la patience et beaucoup de maturité pour pouvoir s'arrêter et réfléchir à ce qu'on voulait obtenir. Le projet a été d'autant plus long à terminer que plusieurs de ces chansons n'avaient jamais été interprétées; il fallait donc partir de nulle part. Pour moi, ce n'est pas difficile d'interpréter Dutronc ou Vian, mais pour Vissotsky, c'était autre chose. [...] Il fallait traduire, adapter, puis que je fasse passer ces émotions par moi-même, que je puisse faire passer tout ça avec ma voix à moi."

C'est grâce au travail de traduction d'Annie-Pénélope Dussault et au défi d'adaptation relevé par Bïa Kieger que le projet prendra d'abord forme pour s'étaler sur une période de deux ans avant de finalement voir le jour l'an dernier: succès d'estime instantané.

Une reconnaissance du milieu à laquelle le public allait joindre sa voix lors de la présentation du spectacle, aussi intitulé Volodia, aux derniers Coups de coeur francophones à Montréal.

Expérience concluante qu'Yves Desrosiers répète maintenant chez nous, montant sur une scène où, en bandoulière, il trimbale sa guitare et son âme timide, se défendant bien d'incarner le monstre Vissotsky, rendant plutôt les chansons de l'auteur avec sa propre sensibilité. "Il y a beaucoup de délires alcooliques dans tout ça, on ne saisit même pas toujours le sens qu'il voulait donner à certaines chansons. Et ce délire me plaît bien, je le comprends", conclut-il, imposant en quelques mots le ton à la fois triste et fantasque de cette performance attendue.

Le 8 mars
À la Maison de la Chanson

(Article original)


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Dernière mise à jour le 7 mars 2003.
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