La bête est revenue
par Patrick Marsolais
dans VOIR, 21 septembre 2000
Entrevue

Jean Leloup n'a pas de nouveau disque à proposer, et il a bien dû donner une quinzaine de représentations montréalaises depuis la sortie des Fourmis, dont une, gratuite, l'été dernier au Vieux-Port, devant quarante mille fanatiques. On annonce un show acoustique, et il désamorce rapido l'expression; on le pensait avec l'ex-Lard Bédaine Jean-Noël Bodo, et il nous revient avec son vieux pote Alex Cochard. Pas de quoi écrire à sa mère, dites-vous? Au contraire: la bête est dans une forme féroce; tellement qu'on pourrait tapisser cette page au complet de ses nouvelles citations. Attention, propos mordants...

Ce n'est un secret pour personne, le Montréalais aime le mouvement. Son dernier périple l'a mené de Tahiti à la Nouvelle-Zélande, en passant par l'Australie. Il a joué au G.O. pour un couple russe sur un bateau, a fait plusieurs petits shows dans des bars, a finalement écrit son roman et s'est un petit peu emmerdé aussi. Plus important, il est revenu avec de nouvelles compos, dont certaines pourraient bien nous être livrées pendant les shows du Spectrum: "J'ai beaucoup de nouveaux textes. Des trucs surréalistes, qu'on couche tranquillement sur des musiques. Mettons qu'Alex Cochard, Stephen Gaudreault et moi, on commence à savoir jouer et qu'on peut se permettre quelques acrobaties. Au bout du compte, toutefois, c'est toujours la même et simple quête: celle de faire de la bonne musique."

Le voyage, donc. Si Leloup a appris une leçon l'été dernier, c'est probablement qu'il ne sert à rien de se taper une vingtaine d'heures de vol dans le but ultime de se dépayser. Tous les médias de la planète ont beau s'extasier sur Sydney en ce moment, Leloup, quant à lui, n'a pas eu le coup de foudre pour le pays du kangourou...: "Les Australiens et les Canadiens se ressemblent beaucoup. Au départ, il s'agit d'Européens qui ont envahi des terres étrangères. Eux ont tué les aborigènes, nous les Amérindiens. Finalement, les Australiens sont de bons petits Américains, avec les mêmes belles petites coupes de cheveux. Ils sont dull à mort... La Nouvelle-Zélande, c'est Ottawa, l'Australie, c'est Toronto... Ce que je réalise en voyageant, c'est aussi à quel point l'homme blanc n'a aucune envie de s'adapter à la culture du territoire qu'il envahit. Personne là-bas n'avait rien à foutre des aborigènes, et je fais le même constat chaque fois que je vais en Afrique. T'as des peuples blancs installés là-bas depuis plus de deux cents ans, qui ne savent pas jouer une tabarnak de note de tam-tam. C'est triste en maudit... Pourtant, ça m'apparaît clair, les formes d'expression les plus intéressantes des dernières années sont celles qui ont fait appel au métissage. Tout ça pour dire que j'ai constaté que le monde faisait dur, que j'ai décidé de faire de la bonne musique, et que je suis revenu pour ça."

Devant pareilles constatations, on soupçonnera Leloup de s'être délecté d'art aborigène, et on supposera son carnet rempli d'adresses pour de futures collaborations: "Non, non, pas du tout! J'aurais pu aller faire mon frais dans les forêts, mais je ne l'ai pas fait. En fait, je les ai rencontrés, les aborigènes, et ils passent le balai... Les Blancs sont décidément de grands guerriers."

Soul music

On l'a dit plus haut, Jean Leloup affiche une mine archi-sereine. Jamais, depuis que j'ai la chance de lui causer, ne l'ai-je entendu aussi structuré, concentré et confiant. Comme quoi l'air du Pacifique offre néanmoins quelques avantages: "Après tout ce que je viens de raconter, c'est drôle à dire, mais je suis revenu très heureux de ce voyage. Il a confirmé plusieurs certitudes, dont cette envie d'aller toucher à l'âme. Toute cette musique programmée et jouée par des machines te permet d'atteindre un certain niveau de qualité, mais elle ne te permet pas d'atteindre un grand niveau de communication. Et ce qui a fait le grandiose de certaines musiques, dont celle des gitans par exemple, c'est justement la communication entre les musiciens. Avec du recul, je réalise que mes meilleurs bands ont été ceux qui communiquaient le mieux." Six personnes accompagnaient Jean Leloup l'été dernier, un chiffre qui est passé à deux cet automne. On a comme l'impression que des changements radicaux s'imposaient, ne serait-ce que pour favoriser une communication minimale...: "C'était trop, et ça n'offrait pas assez d'air aux intervenants, allègue-t-il. On joue de façon différente, et je continue mon chemin, c'est tout."

À en croire les affiches annonçant son spectacle, la voie nouvelle du King passerait par l'acoustique, un terme galvaudé, particulièrement depuis les fameux Unplugged de MTV. Pas dupe, Leloup remet les pendules à l'heure: "C'est pas vraiment acoustique, corrige-t-il. C'est juste pas très fort. On avait vraiment le désir de faire ça acoustique, mais la plupart des salles ne s'y prêtent pas. De toute façon, acoustique pour vrai, c'est pas de micro ni système de son. La seule chose que je peux dire, c'est que ma guitare acoustique n'est pas branchée. Je mets un micro dedans, et on essaie d'éviter les feed-back... Pour le reste, j'utilise aussi ma guitare électrique. Le thrill, c'est qu'on ne joue pas fort, si bien qu'on entend beaucoup les paroles, et que le tout devient très théâtral.

En équilibre, sans trop de décibels pour masquer les erreurs, et sans Mark Lamb pour s'envoyer les solos, Jean Leloup ne semble pourtant pas perturbé deux secondes. Au contraire, on le dirait carrément galvanisé: "Ça va, ça fait quand même longtemps que je joue de la guitare, et j'aime ça en tabarnouche. C'est pété ce que je fais, puisque je ne connais pas les trucs du métier. C'est très éclaté, ça se promène et c'est complètement absurde. Les autres peuvent toutefois me suivre facilement parce qu'un peu à l'image du blues, nos structures sont assez simples." On connaît peu la nouvelle formule, mais pour avoir entendu Leloup au show de Labrèche, lundi dernier, il semble évident que la facture générale embrasse une liberté accrue. Je joue de la guitare était moins percutante, mais elle laissait présager de nouvelles avenues musicales inédites chez Leloup. Comme quoi on préfère décidément la bête en santé à l'animal traqué...

(Article original)


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Dernière mise à jour le 24 septembre 2000.
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