Cadavre exquis
par David Desjardins
dans VOIR, 16 octobre 2003
Entrevue

Fatigué de jouer les stars, trahi par sa propre dépendance au vedettariat, JEAN LELOUP a choisi d'y renoncer. C'est du moins ce qu'il prétend, annonçant du coup qu'il donnera cet automne ses derniers spectacles avant de mettre à mort son personnage pour se tourner vers une autre carrière. Noir destin qui est le sien? Pas exactement, non.

Jean Leloup est à l'article de la mort.

Pourtant lumineux, son corps vibrant sous l'effet de cette hyperactivité neuronale qui le caractérise, pas un signe ne trahit sa pénible agonie. D'ailleurs, lorsqu'il annonce son imminent décès, on ne le croit qu'à moitié. Son premier album s'intitulait quand même Menteur...

"Je lâche. Jean Leloup, je le tue, prétend-il. J'avais créé ce personnage il y a 15 ans et maintenant, je vais le tuer. Pour l'instant, je suis encore en train de décider comment je vais mourir. Un accident d'auto dans lequel le coeur me sortirait de la poitrine pour aller s'écraser dans le pare-brise? En tombant sur la scène où je m'empalerais sur un pied de micro, avec des jets de sang comme dans un film de ninjas? Je ne sais pas encore, mais j'aimerais bien aussi un bon cancer où je meurs entouré de mes proches, donnant mes dernières recommandations. J'aime la mort lente comme ça, comme Socrate, tu sais? Mais peu importe comment, Jean Leloup va mourir, promis.

"J'étais supposé faire plein de festivals d'été et devenir très riche, poursuit-il, puis je me suis dit que non, ça ne me tente plus. Chu tanné. Être rock star, ça ne me dit plus rien... Je veux que Jean Leloup soit comme une oeuvre d'art, un Picasso. Et pour être crédible comme oeuvre d'art, il faut qu'il meure."

Chronique d'une mort annoncée
Il faut bien mal connaître Leloup pour être surpris par sa fatale décision. Rare artiste à faire l'unanimité au Québec, il avait pris l'habitude de laisser son vaste public en plan, se fondant dans l'ombre pour mieux reparaître ensuite, apparemment ragaillardi. Il l'avait fait entre Menteur et L'amour est sans pitié, puis on croyait bien l'avoir perdu pour de bon avant qu'il ne revienne avec le génial Le Dôme, rapidement suivi par le live Les Fourmis.

Enfin, il aura fallu attendre presque quatre ans et pratiquement perdre espoir pour recevoir ce qui s'avère aujourd'hui sa dernière offrande discographique, La Vallée des réputations.

Un dernier disque de tendres fables, un album de fuite vers l'avant qu'on aura placé sous le signe de la maturité, mais qui apparaît aujourd'hui comme le testament du fabuleux personnage, désormais quadragénaire, donnant des conseils plutôt que le mauvais exemple auquel il nous avait habitués.

"Fais attention, petite fleur, bonheur trop souvent ressemble au malheur, comme deux balles en plein coeur", professe-t-il en ce sens sur la pièce éponyme de cet ultime album.

Ainsi, Leloup avait, sans trop le savoir, entamé sa mort lente: "C'était un personnage magnifique, mais là, je pense qu'il commence à être plate... Je crois que j'ai écrit mes meilleures chansons de toute manière, avoue-t-il. Je suis allé au bout de la question. Dans la chanson à texte, je ne pense pas pouvoir faire mieux... Pour faire mieux que ça, ça me prendrait 20 ans. Faudrait que je reprenne des cours de musique, que j'écrive sans arrêt pendant au moins cinq ans... Là, je refais la même chose, les mêmes suites d'accords. Les Étoiles [La Ballade à Toronto], c'est la même chose que I Lost My Baby, tsé! Et après ce dernier show-là, avec le big band, je ne pourrai vraiment pas faire mieux sur scène non plus..."

Se souvenir des belles choses
"Au chevet de son lit un jour l'homme célèbre,
Aux portes des ténèbres appelle ses amis,
Sur le point de mourir quelques hontes surviennent,
Je ne puis repartir avant que ne convienne,
Un péché qui me gruge vous en serez les juges (...)"

- Les Remords du commandant

Condamné, Jean Leloup profite de ses derniers instants et revient sur son lourd passé. L'échange, loin d'être empreint de nostalgie, verse plutôt dans la grotesque farce schizophrénique, le chanteur alternant entre la première et la troisième personne lorsqu'il évoque un Leloup qui, sous peu, redeviendra Leclerc. Sans sourciller, il passe de l'intime à la fantaisie, de l'austère témoignage à l'absconse pirouette. Heureusement habitué à de tels écarts de conduite, on le suit sans trop déployer d'efforts.

"J'avais tellement voyagé quand j'étais jeune que je pense que j'avais besoin qu'une collectivité me comprenne. J'avais envie d'être chum avec le monde, analyse-t-il. Et je pense que j'ai été compris. Mais j'étais devenu une sorte de personnage de roman... Au début, ça peut être drôle de jouer ce rôle-là, mais ça devient ridicule à la longue. On s'invente un gars qui n'a peur de rien, qui dit plein de niaiseries, c'est comique, mais on s'en lasse."

Et Jean Leloup, avant de trépasser, souhaite-t-il exprimer certains regrets? "Oui, pendant plusieurs années, il s'est pris trop au sérieux. À part ça, je pense que j'aurais eu beaucoup de regrets si j'avais pas lâché. Surtout celui de ne pas avoir fait autre chose. Mais en décidant de mourir, j'ai compris que j'allais finir l'oeuvre et que j'allais ailleurs. Donc ça va. Je vais mourir, je vais le filmer, les gens vont pouvoir voir ma mort, je vous la donne, c'est fini, répète-t-il, comme pour se convaincre que sa décision est irrévocable. Après, si je fais d'autres chansons, ce ne sera plus Jean Leloup, mais Jean Leclerc. [...] Des fois, Jean Leloup pourrait reparaître, comme Elvis, mais pas avant plusieurs années", rigole-t-il ensuite en faisant bifurquer son regard vers son attachée de presse qui s'étouffe dans son sandwich, complètement hilare.

C'est donc une fin tragi-comique que propose le célèbre iconoclaste. Un suicide professionnel entre le théâtre burlesque et l'acte de compassion envers lui-même. Une mise en scène aussi ridicule que le star-système qu'il a peut-être trop aimé, mais aussi profondément détesté. Un peu comme ces femmes qu'il poursuivait jusqu'au bout du monde, si on en croit la légende, pour ensuite se rendre compte qu'il ne les aimait plus lorsqu'il les retrouvait.

"Le vedettariat m'a tué. J'aimais trop ça, c'était ma dernière drogue, ça m'a tout pris. J'ai vendu mon âme au diable, blague-t-il ensuite. Non, sérieusement, je suis chanceux pour ce qui s'est passé. J'y croyais beaucoup, je ne voulais pas faire de compromis, je me prenais pour Che Guevara. Mais là, j'étais en train de devenir un fonctionnaire Jean Leloup, payé à chaque année à la Saint-Jean. Fallait que ça cesse. Je renonce à ça, c'est incroyable quand même, renoncer à tout ce cash, non? Parce que c'est payant être vedette, tu sais. T'as vu comment ils faisaient à la Fête du Canada? 40 000 $! C'est de l'argent, ça! C'est difficile d'y renoncer, et c'est ça, le piège."

Partir dans un big band
Plutôt que de filer à l'anglaise, comme il en avait pris l'habitude, Leloup tire cette fois sa révérence avec majesté. À croire qu'il fera inscrire "concert-suicide" sur la marquise du Capitole où il entreprendra dans quelques jours son chant du cygne: un spectacle qu'il promet grandiose.

"C'est comme quand tu dis: "Ça y est, je baise pour la dernière fois." Tu y vas à fond, propose-t-il comme lubrique analogie. C'est la même chose pour mes spectacles. Après, c'est fini, je changerai pas d'idée, j'te jure. C'est comme pour la cigarette. Je fumais deux paquets par jour, j'ai décidé d'arrêter, ça a été fini. L'alcool, pareil. Ça me tente plus. Le vedettariat, je suis allé vraiment loin là-dedans; là, c'est assez.

"Pour finir ça en beauté, j'ai monté un super show, c'est mon best of, mes meilleures tounes, celles que le monde aime aussi, et mon band est vraiment hot, promet-il. J'ai toujours voulu jouer avec des musiciens africains, je le fais. J'ai toujours voulu jouer avec un big band, parce que j'adore les cuivres, et je le fais. Et puis je fais pas une cenne avec ce show-là, c'est une sorte de cadeau."

Comme autre présent d'adieu que le bruit et la fureur de son dernier spectacle, Leloup propose à ses dizaines de milliers de fans dans le deuil un impérissable souvenir. Un film réalisé et produit par lui-même (en collaboration avec Carlos Soldevilla et James DiSalvio) qui lui a coûté une petite fortune. "En finissant le tournage, je me suis demandé si j'étais vraiment un loser, parce que j'ai dépensé l'argent de tout un album pour faire ce film qui est une niaiserie monumentale. Pour finir, je suis allé trop loin", confie-t-il, non sans rire. Intitulé Noir destin qui est le mien, il s'agit du premier essai cinématographique (et peut-être le début d'une série?) du futur ex-chanteur qui s'y met en scène, affublé d'une coiffure à la James Brown, au coeur d'un scénario à la limite de la psychose.

Un contrepoint comique à la morosité de ses plus récentes chansons, un film musical loufoque duquel il révèle ici la phrase d'ouverture: "La Vallée des réputations, c'était un disque de gars qui se sauve. Pendant un an, je me suis sauvé du vedettariat, des problèmes de blondes. J'étais en fuite et je composais des chansons en voyage. Évidemment, il y a beaucoup de constats qui sont faits là-dedans. [...] C'est un disque assez triste, mais là, le film que j'ai fait, c'est super drôle, vraiment marrant. Pis c'est mean en chien, ça commence par: "Après l'effondrement des tours jumelles, je n'avais plus envie d'aller à la disco; d'ailleurs, ça faisait longtemps que ça durait. Au cinéma, j'avais dormi pendant un documentaire sur Godard et j'avais vomi mon dîner d'huîtres sur une installation au Musée d'art contemporain." Tu vois le genre? Il n'y a qu'une phrase d'espoir à la fin, c'est tout. Le reste, c'est mean, c'est cynique au boutte."

En terminant, pour les funérailles de Jean Leloup, où se rend-on? "Ben là, je sais pas. Je meurs, et je me donne quelques mois pour planifier les funérailles. Je t'en reparlerai..."

Du 22 au 25 octobre à 20 h 30
Au Capitole
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"C'était un personnage magnifique, mais là, je pense qu'il commence à être plate... Je crois que j'ai écrit mes meilleures chansons de toute manière." Photo: Pedro Pirès

(Article original)


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Dernière mise à jour le 19 avril 2004.
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