Jean Leloup - Pigeon d'argile
par Laurent Saulnier
dans VOIR, 16 novembre 1996
Article

Parti chercher des cigarettes au dépanneur, le chanteur revient trois ans plus tard, le sourire aux lèvres, comme s'il ne s'était rien passé. Mais avec un Dôme enchanteur sous le bras...

- J'ai l'impression que t'as changé depuis cinq ans...
- Oui, je suis moins con.
- J'allais dire moins fanfaron.
- Moins fanfaron... Ouais. C'est pas pire, ça...

Le geste était fort révélateur. Lorsqu'il est arrivé sur la scène du Spectrum, lors des dernières FrancoFolies, au mois d'août, le Jean Leloup de la tournée Rock Le Lait (ou, telle que surnommée par quelques participants à cette tournée, Swingue le yogourt!) était bien loin derrière. Pas de chapeau haut-de-forme, pas de costumes multicolores, pas de queue-de-pie à motifs, pas le moindre boa autour du cou. Cette fois, Leloup s'est mis au naturel. Un t-shirt à la couleur indéfinissable, quelque part entre le gris et le vert, un jeans, des bottines, une guitare. That's it. That's all.

Le véritable changement, il est là. Le personnage de Leloup a repris la place qui lui revient. Jean Leloup n'est plus Jean Leloup vingt-quatre heures par jour, sept jours par semaine. Il ne ressent plus le besoin d'être constamment en démonstration. Petit à petit, Jean Leclerc reprend sa place, se refait une vie. «C'est drôle que tu me le dises comme ça, parce que j'ai failli sortir le nouveau disque sous le nom de Jean Leclerc...»

Pourtant, en même temps, il n'a pas changé tant que ça. Il reste le même verbo-moteur échevelé, dont les idées vont toujours plus vite que ses lèvres. Il reste fondamentalement mésadapté, grand parleur, vantard, extraverti quand vient le temps de parler de tout, introverti lorsqu'il s'agit de parler de lui. Leloup est indépendant et extravagant, renfermé et attirant.

Leloup a aussi un rôle social. Avant son arrivée, nous n'avions, dans le merveilleux monde du rock'n'roll québécois, qu'une seule soupape: Plume Latraverse. Depuis son arrivée, Johnny The Wolf a aussi cette fonction. Si nous étions aussi pressés qu'il sorte un album, puis qu'il monte sur scène, c'est qu'on sait son rôle de catalyseur de notre défoulement collectif. «Ça fait longtemps que j'ai compris ça: que la chanson est un des derniers endroits de provocation. On peut encore dire tout ce que l'on veut en chanson. Personne ne peut nous en empêcher.»

Vrai. Sauf que pour avoir ce droit de chialer et de gueuler, il faut passer par une série de messieurs en cravate qui encadrent, de plus en plus démesurément, le tout. Impossible de faire une carrière comme celle de Leloup sans avoir la bonne maison de disques, la bonne gérance, la bonne structure. Ça aussi, Leloup le sait. Et trouve toujours ça aussi ironique... «Tu sais, j'en ai vu beaucoup de gérants, avant d'en choisir un. Et laisse-moi te dire une chose: ils sont tous pareils. Qu'ils aient les cheveux longs ou une cravate, ils parlent tous le même langage: celui de l'argent.»

Socialement et médiatiquement, Jean Leloup sert aussi à autre chose de plus difficile à expliquer. Leloup est un quelque chose comme un vulgarisateur des tendances. Lorsque le chanteur s'empare d'un vêtement, d'un style musical ou d'un endroit, il devient subitement à la mode. Il est constamment surveillé de près par les médias, chacun cherchant à s'en emparer le plus rapidement possible, pour s'en réclamer. Douze ans après avoir participé au Festival de la chanson de Granby; dix ans après avoir fait Starmania à Lanaudière; huit ans après la parution de Menteur, son premier album; six ans après L'amour est sans pitié, son deuxième; cinq ans après son méga-succès avec la chanson 1990: l'intérêt demeure intact. Dans les médias, on se l'arrache. On veut toujours être parmi les premiers à parler de lui. Comme si on était in parce qu'on parle de quelque chose ou de quelqu'un de in...

D'ailleurs, il est intéressant de noter qu'on veut beaucoup plus parler de lui que parler avec lui. On s'en sert régulièrement comme faire-valoir. Comme si on se disait que plus on en parle rapidement, plus on a l'air au courant, plus on donne l'impression d'être - que je déteste ce mot! - branché. Leloup, par sa folie intrinsèque, par ses coups de gueule et son attitude hors norme, provoque inévitablement ce comportement.

Il fallait assister au lancement de son troisième album, Le Dôme, à la fin octobre, pour s'en rendre compte. Oui, tout le monde était là. Et, soyons honnêtes, pas que pour voir la bête de près. Pas non plus parce qu'il y avait beaucoup de mondanités à y faire. Simplement parce que nous étions tous curieux de savoir ce qu'il y aurait sur ce fameux troisième album, dont on attend la parution depuis tellement de mois et d'années.

Un Dôme dominant

C'est en revenant du show de Marilyn Manson que j'ai écouté pour la première fois ce fameux Dôme. Une cassette, pas passée par l'étape du mastering. Il devait être autour de vingt-trois heures. Bien assis devant mon système de son, j'ai écouté tout l'album sans arrêt, attentivement.

Une heure plus tard, j'avais l'impression d'avoir fumé le meilleur joint de ma vie. Un méchant trip de drogue. Lorsque je le dis à Leloup, il éclate de rire, comme un gamin fier de son coup. «Je comprends ce que tu veux dire: ce n'est pas tant que cet album a été fait alors que moi j'étais stone, mais l'effet que ça t'a fait. Si c'est ça, c'est ben correct.»

Pendant les premières écoutes, on a un sentiment de dispersion. On a l'impression que Leloup aurait voulu tout mettre sur ce compact, sans penser une seule seconde à l'ensemble de la chose. On y trouve du folk (I Lost my Baby), du noise-heavy (Sara), du pop-rock (Edgar), du reggae tirant sur le dub (Fashion Victim), du hip-hop (Johnny Go), etc. Croisé dans la rue en décembre dernier, Leloup m'avait déjà fait part de ce douloureux problème. «Je dois avoir à peu près une soixantaine de tounes enregistrées, me disait-il à l'époque. Mon problème, maintenant, c'est de choisir lesquelles vont aboutir sur le disque, lesquelles seront mixées, lesquelles seront rejetées. Gros problème.»

Mets-en. Et si je me fie aux nombreux commentaires, recueillis au cours des dernières années, de musiciens qui ont, un jour ou l'autre, travaillé en studio avec Leloup, l'échantillonnage du Dôme est sous-représentatif de ce qu'il a fait. Une semaine, tel bassiste me disait que Leloup faisait un disque de funk-heavy («À la Red Hot Chili Peppers? On a essayé. Mais je n'aime pas beaucoup le heavy, en général.»). Quelques mois plus tard, tel guitariste sortait d'une session avec Leloup avec la cetitude que l'album serait trip-hop («En fait, je suis naturellement beaucoup plus porté vers des grooves à la Portishead que les Red Hot.»).

«En réalité, ce disque-là, c'est un greatest hits. J'ai demandé à quatre ou cinq personnes très différentes les unes des autres d'écouter mes nouvelles chansons, et de sélectionner celles qu'elles préféraient. J'en ai retenu deux ou trois de chacune. Ce qui explique la diversité. Mais ce sont des gens en qui j'ai confiance, dont je respecte les goûts, et je leur ai fait plaisir. Moi, à un moment donné, je n'étais plus capable de voir quoi que ce soit.»

Un greatest hits? Oui, en partie. Une chanson comme Le Castel impossible, Leloup l'interprète en concert depuis sept, huit ans, sous le titre du Manoir à l'envers. Les fans du chanteur, ceux qui ont assité à plusieurs de ses concerts, reconnaîtront aussi Faire des enfants et Edgar. N'allez cependant pas croire qu'il ne s'agit que de vieilles chansons. Certaines (Pigeon, La Drop sociale) sont vraiment récentes. «Personnellement, je crois que ma préférée est Pigeon. D'abord et avant tout parce que c'est une fable, où tu prends tes personnages et tu les remplaces par des animaux. Ça, j'adore ça. Lorsque c'est réussi, c'est une des plus belles choses qui existent dans la langue française.»

Pigeon est effectivement une des réussites notables du Dôme. Tellement réussie que j'étais certain que Leloup parlait de lui dans ce texte: «Un vieux pigeon de trente ans déplumé fumait un jour son pétard en pensant à sa guitare...» «Ah non. Pas du tout. Enfin, non, moi, ce n'est pas du tout comme ça que je la voyais. Pour moi, à trente ans, c'est un vieux, mais vraiment vieux pigeon. Alors, c'est une chanson sur les personnes âgées. Sur la façon dont on les traite. Sur la façon dont elles vivent dans des blocs appartements, entassées les unes sur les autres. C'est ma chanson peace and love. Tu sais, moi, de toute façon, quand je chante, je n'ai jamais d'intentions...»

C'est là que j'ai sursauté. Leloup, pas d'intentions? Ben voyons. Quand, dans Sara, tu cries: «Sida ne me concerne pas», tu veux me faire croire que tu n'avais pas d'intentions? «Bon, O.K. Là, c'est vrai. Là, j'étais tanné. Je trouvais que ça n'avait pas de bon sens. J'ai écrit cette ligne juste pour narguer la maladie. Pour y faire un beau Fuck You. On ne va quand même pas s'arrêter de vivre, s'arrêter de baiser pour autant. Un instant. On le fait comme il le faut, on prend nos précautions, c'est certain. Mais de là à arrêter de baiser...»

On a un bel exemple ici du changement chez Leloup. Souvenez-vous il y a quelques années, à l'époque, encore une fois, de la tournée Swingue le yogourt. Vilain Pingouin, qui partageait l'affiche de cette tournée, participait à la campagne de pub contre l'ivresse au volant, avec le fameux slogan «Garder le contrôle, c'est rock'n'roll». Leloup, fanfaron au maximum, ne se gênait pas pour narguer Vilain Pingouin et ridiculiser ce slogan en clamant régulièrement: «Sniffer de la colle, ça, c'est rock'n'roll»!

eChambre froide

Je ne dis pas qu'aujourd'hui Johnny The Wolf a rentré ses dents, et n'ose plus mordre comme avant. Je ne dis pas qu'il s'est rangé ou même assagi. J'ai simplement l'impression que les dernières années ont été assez difficiles pour que Leclerc ressurgisse et prenne régulièrement le dessus. Mais ça, Leloup ne veut pas en parler. Ou, s'il le fait, c'est pour dire n'importe quoi. Qu'il est allé faire de la planche à voile au Chili et couper la canne à sucre en Colombie.

Il ne veut pas en parler, et, pour vous dire franchement, je ne lui ai pas posé de questions sur le sujet non plus. Par pudeur, peut-être. Par crainte aussi, peut-être. Et puis, naïvement, je croyais que la chanson La Chambre en disait assez long, et de façon assez douloureuse, pour ne pas avoir à en rajouter... «Tu vois, La Chambre, je ne sais pas encore si je vais la faire en show. Cette chanson, c'est la pauvreté absolue. C'est une époque où je n'avais pas un rond, et où j'habitais dans une maison de chambres où ça ne me coûtait pas cher, mais ça ne valait vraiment pas plus que ça. Tu peux difficilement tomber plus bas que dans cette Chambre. Même les squats, en autant que tu sois le moindrement social, c'est mieux...»

Dire que Leloup a sué sur ce Dôme serait peut-être exagéré. Il n'a quand même pas passé les trois dernières années à ne faire que bosser sur ce fameux troisième disque tant attendu. Cependant, cette expérience fut assez difficile pour jurer qu'on ne l'y reprendrait plus. «Je n'ai jamais beaucoup aimé les studios. La musique est une chose vivante, qui refroidit rapidement en studio. Parce qu'il n'y a pas que la chanson qui doit être bonne, il y a la prise aussi: les intentions, le son, la prise de son, etc. Dorénavant, je vais enregistrer au fur et à mesure que les chansons seront composées, entre deux spectacles, deux parties de tournée. Comme ça, les musiciens et moi, on sera bien réchauffés, même en studio. Ainsi, lorsque j'aurai une douzaine de chansons qui seront prêtes, dans des versions que j'aime, le disque sortira.»

Mais ça, c'est pour un futur lointain. Dans l'immédiat, Johnny The Wolf remonte sur les planches du Spectrum à la fin de novembre. Un show qui devrait ressembler à celui des FrancoFolies, avec les mêmes excellents musiciens: Alex Cochard à la guitare et à la basse (seul rescapé de La Sale Affaire), Alain Bergé à la batterie, Mark Attitude Lamb à la guitare, et la choriste Monika Hynes. Un show qui m'avait beaucoup beaucoup plu au mois d'août. Que je reverrai avec plaisir puisque j'ai eu un mois pour me rincer les oreilles avec ce Dôme grandiose, avant de réentendre les versions en concert.

Vous savez quoi? Plus j'y pense, plus j'ai hâte...

Du 28 au 30 novembre

(Article original)


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Dernière mise à jour le 31 juillet 2000.
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