Le fabuleux destin de Jean Leloup
par Mikaëlle Monfort
dans Qui Fait Quoi, 15 novembre 2003
Article

En octobre dernier à Montréal, Jean Leloup faisait son cinéma. En tournant «Noir destin que le mien» à partir d’un conte qu’il a écrit, Leloup faisait mine d’entrer dans une nouvelle carrière tout en continuant avec enthousiasme à faire la même chose, c’est-à-dire de la poésie. Visite de plateau à deux pas de Villeray.

Par Mikaëlle Monfort

5685, rue Christophe-Colomb à Montréal, quelques centaines de mètres à peine nous séparent de la «track» de chemin de fer figurant sur la pochette de «La Vallée des réputations». Nous sommes à quelques mois du lancement du coffret DVD contenant «Noir destin que le mien», un court métrage de Jean Leloup susceptible de marquer un changement important dans sa carrière.

L’idole de la tribu
Il faut pousser la porte du bâtiment à l’allure abandonnée, monter des escaliers étroits, traverser quelques pièces meublées de canapés crevés et de chaises bancales avant d’arriver au fond d’une pièce sombre transformée en plateau de tournage. Sous un soleil électrique et au coeur d’une mangrove de carton pâte, une étrange tribu de femmes à barbe peu vêtues est alanguie autour du Maître qui savoure encore les délices de la chair consommée. Un cameraman et un perchiste filment la scène. Coupez!

Le seigneur de ces dames se relève et époussette négligemment son costume rayé. Sous une chevelure banane qui évoque Elvis plutôt que le fruit tropical, on reconnaît le beau Jean Leloup. Les présentations faites, l’élégant explique qu’il doit son allure négligée — très relative! — à la récente traversée du désert qui a précédé son arrivée dans la tribu primitive dont il est pour le moment l’idole.

Puis le chanteur, aujourd’hui comédien, se lance dans une visite du bâtiment investi pour la durée du tournage de «Noir destin que le mien», son premier film de cinéma. C’est ainsi que l’on découvre la garde- robe où Serena, sa laide et intellectuelle blonde, s’est pendue de désespoir. On voit également les maquettes réalisées par les metteurs en scène du film Stéphanie Chabot et Thomas Bégin. Petit à petit le voile se lève sur les aventures contées dans «Noir destin…». Un récit à la première personne des aventures picaresques et lamentables d’une sorte de Candide moderne.

Le personnage incarné par Jean Leloup cherche le bonheur avec une truculence toute rabelaisienne mais tombe systématiquement de Charybde en Scylla. C’est ainsi qu’il devient tour à tour, clochard, artiste dilettante au bord des mers du sud, roi des discos, moine lubrique, guérisseur imposteur et finalement empereur d’une tribu primitive… Mais dans toutes les situations, son personnage, campé avec un sens de l’autodérision certain, est obsédé par la baise en général et les seins et les culs en particulier.

Jean Leloup précise que c’est un conte qu’il a écrit après l’effondrement du World Trade Center qui sert de trame et de scénario au film. Au départ cela devait être un roman mais finalement il s’agit aujourd’hui d’une sorte de conte philosophique dont les deux versions, la littéraire et la cinématographique, se retrouveront dans le coffret bientôt disponible.

Mais pourquoi transformer une oeuvre littéraire en film de cinéma? «Parce que les gens, ils ne la lisent pas la poésie. Il faut qu’il y ait un beat dessus pour qu’ils l’écoutent. C’est pour ça que j’ai fait de la musique! Et puis aussi parce que c’était facile de faire de la musique, ça coûtait rien!, déclare Jean Leloup. Avec le cinéma, c’est pareil! Maintenant c’est vraiment devenu facile d’en faire! Regarde pour le montage, par exemple, avant un G4 ça coûtait une fortune et il n’y en avait presque pas, mais maintenant tout ça a complètement changé. Si tu as une bonne histoire et que tu la mets en images, tu fais du cinéma! C’est l’histoire qui compte! Regarde ‘’Le Pianiste’’, qui a fait le travail? Szpilman qui a écrit l’histoire ou Polanski? Ce qu’a fait Polanski est infime par rapport au livre de Szpilman! De toute façon, je ne sais pas ce que c’est un réalisateur! Tu donnes un coup de pied dans un carton sur la rue et y’en a quinze qui tombent des réalisateurs! Pour ‘’Noir destin que le mien’’, y’en a pas de réalisateur!», ajoute-t-il.

La visite sur le plateau de tournage permet de confirmer l’affirmation de Jean Leloup. Au moment de tourner la scène du paralytique et de l’exorcisme, chacun y va de ses propositions qui sont immédiatement rejetées ou intégrées. Il semble effectivement qu’il s’agisse d’une création conçue comme une oeuvre collective même si l’énergie et l’abattage de Jean Leloup dominent sur le plateau. Si Thomas Bégin qui tenait la caméra reconnaît son épuisement après trois semaines de tournage intensif, Jean Leloup, lui paraît en pleine forme. «Totalement increvable!» confie également Carlos Soldevila dont la maison de production, Kika Films, s’est associée à celle de Jean Leloup, Le Roi Ponpon, pour produire le film.

À l’évidence l’économie des moyens employés participe aussi bien du processus de création adopté que du résultat désiré. «Moi, le cinéma tel qu’il est fait et que je le vois m’ennuie profondément. Les images léchées, les belles lumières, les jolies couleurs, ça m’emmerde, rugit Leloup. D’ailleurs, je le dis dans ‘’Noir destin que le mien’’: “au cinéma d’art et d’essais j’avais dormi pendant un documentaire et vomi mon dîner d’huîtres sur une installation au Musée d’art contemporain.”», ajoute-t-il avec malice. Thomas Bégin qui a coréalisé le clip de «La Vallée des réputations» avec Stéphanie Chabot et qui tient la caméra sur «Noir destin…» confirme le parti pris low tech volontairement adopté pour cette production.

Ne pas s’asseoir devant un mononc’
Jean Leloup affirme encore que faire du cinéma «c’est ben ben simple!». Selon lui, «ce n’est pas nécessaire d’avoir des camions par dizaines, et autant de chauffeurs de camions pour faire du cinéma!»

Ce parti pris, de low tech, low cost, permet en outre de tourner très vite et avec une grande liberté de ton. Ce projet s’est monté et a été réalisé en quelques mois seulement et sans dépendre exclusivement du financement public. «Moi, ça me tente pas d’aller m’asseoir devant un mononc’ pour quêter de l’argent! En plus, ça aurait pris des mois et des mois pour obtenir l’argent et au bout du compte on aurait été complètement castrés! Alors que là, le projet, on l’a fait exactement comme on voulait en deux mois!, s’enthousiasme Leloup. Le cinéma, c’est tellement contrôlé! Il n’y a que dans la musique que l’on parvient à obtenir de l’argent sans que ce soit trop compliqué!», ajoute-t-il encore.
Leloup meurt à la scène pour renaître au cinéma?

En l’occurrence, pour financer le projet de «Noir destin que le mien», ce sont le distributeur du coffret CD/DVD, Sélect et le promoteur La Tribu qui ont apporté les avances de fonds nécessaires. «Moi, j’ai acheté la caméra 16 mm avec laquelle on filme», précise encore Leloup. Carlos Soldevila, associé de Leloup dans ce projet, insiste sur le fait que son intervention se limite à fournir des instruments à Jean Leloup pour qu’il puisse réaliser ses nouvelles ambitions.

Toutefois, même s’il n’y a aucun mariage en vue entre Le Roi Ponpon et Kika Films, l’association pourrait être reconduite afin de réaliser d’autres projets cinématographiques de Jean Leloup. Déjà, Soldevila évoque un projet de long métrage de fiction pour l’année prochaine! Il ajoute encore que Jean Leloup pourrait fort bien s’amuser à mettre en scène la mort du chanteur pour orchestrer la naissance de l’homme de cinéma…

Photos: Mélissa Robertson. Le plateau de tournage de «Noir destin que le mien» une oeuvre collective où tout le monde y met du sien des deux côtés de la caméra
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Dernière mise à jour le 7 février 2004.
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