La vie est belle
par Kathleen Lavoie
dans Le Soleil, 30 novembre 2002
Entrevue

Groundé, tellement groundé que ça déstabilise. Rarement, au fil des ans, a-t-on pu parler de Jean Leloup en ces termes... Et pourtant ! Sa lucidité et son aplomb du moment font bon à voir. Surtout que cet état d'esprit se transpose magnifiquement sur un cinquième album chaleureux et dépouillé, La Vallée des réputations (Audiogram), en magasins mardi. Réservez votre place au coin du feu...

Dans la lignée du virage « simplicité » amorcé par le spectacle acoustique d'il y a deux ans, Jean Leloup revient en force avec une production « nature » où prédominent les rythmes simples du country, une instrumentation de base reposant sur la guitare et des textes plus personnels que jamais. Présenté dans les mots de l'auteur, ce nouvel opus constitue une randonnée de 51 minutes et 48 secondes sous un ciel étoilé au volant d'un « convertible »... De quoi faire oublier que « la vie est laide », comme il le chantait sur Les Fourmis.

C'est donc un Jean Leloup transformé, restauré, pimpant et allumé, mais qui n'a rien perdu de sa longue dent, qui s'est présenté au SOLEIL dans le riche décor du Ritz Carlton de Montréal plus tôt cette semaine. Un Jean Leloup jubilant de satisfaction devant cet album « très Neil Young » quoiqu'un tantinet « psychédélique », dont il est le principal maître d'œuvre. Parce qu'en plus d'avoir écrit toutes les musiques et la majorité des textes, il a également réalisé et produit la somme... Une première pour l'artiste, qui, du coup, lance sa propre étiquette, Roi Ponpon.

« Je voulais faire à ma tête. Et quand je sais ce que je veux, je n'accepte aucune contrainte. Sauf peut-être pour les entrevues et les shows, où il y a des heures fixes à respecter. Sinon, j'ai l'impression de devoir rendre des comptes. J'ai probablement l'air de quelqu'un qui a des problèmes avec l'autorité, mais c'est comme ça... » a-t-il noté, quelques minutes après l'enregistrement ardu d'une entrevue télévisée, au cours de laquelle il a interprété quelques pièces sur son inséparable guitare, une petite Gibson 1956.

Quand il s'est enfin attablé avec LE SOLEIL, Jean Leloup avait peine à se remettre de la dure réalité de son métier. Car si le public attendait avec impatience un successeur aux Fourmis (1998), l'impénitent créateur, lui, ne s'était pas ennuyé des contraintes liées au statut de « chanteur populaire ». L'éblouissement des projecteurs, l'état de déséquilibre créé par l'objectif, l'inquisition de l'intervieweur... Le genre de contexte où notre homme perd invariablement sa sympathique assurance, s'embrouille et angoisse.

« C'est pour ça que je n'ai pas fait beaucoup de promo au Québec depuis 10 ans, admet-il. Après le succès de 1990 et une tournée en Europe, je me suis sauvé ! Maintenant, je fais deux jours de promo par album chaque trois ans... Je suis pas capable d'en faire plus. Ça me donne des maux de tête. Ça me fait peur, l'imprimé... »

Il n'y a pourtant pas plus imprimé que la musique sur le CD ou le texte sur le papier. La différence, on l'aura compris, se trouve dans le contrôle qu'on exerce sur ce qui s'écrira. Car contrairement à la perception générale, Jean Leloup se préoccupe de l'opinion que les gens se font de lui. Souvent décrit comme étant brouillon, le frondeur personnage possède en vérité une vision claire et détaillée de ce qu'il couche sur CD. « Je n'aime pas ça me tromper », avouera-t-il candidement. Et puis, à force d'écouter les meilleurs...

« Quand j'écoute quelque chose, ce sont les grands de grands. Des fois, je me demande comment certains artistes font pour écouter leurs disques... Il faut aboutir ce que l'on fait », affirme celui dont la pièce I Lost My Baby connaît du succès en Grèce depuis que la loterie nationale a choisi d'en faire son thème au printemps.

À en croire Leloup, perfectionnisme peut cohabiter avec authenticité et spontanéité. C'est pourquoi il a choisi d'enregistrer La Vallée des réputations en temps réel avec les autres musiciens qui l'ont appuyé, les Alexis Cochard (guitares), Adam Chaki (guitares, claviers), Namori (batterie) et David Mobio (piano).

« Il y a une constante dans les disques que j'aime (Bob Marley, Hank Williams, les Beatles), il n'y a pas de click (un appareil qui aide le musicien à garder le tempo). Aujourd'hui, tous les disques rock'n'roll sont tapés avec des clicks. (…) Quand on est rentrés en studio et qu'on a commencé à jouer sans ça, on s'est rendu compte qu'on n'était pas si bons que ça. On a compris pourquoi Elvis faisait 70 takes par chanson. Après une semaine, on avait fini une seule chanson. C'est à force de travailler et de réfléchir qu'on y est arrivé », constate-t-il.

Avant que la démarche ne soit bien intégrée par tous, Leloup admet avoir scrapé beaucoup de matériel en studio. Un mois de travail est allé aux poubelles. Rien à voir cependant avec la qualité de la production du chanteur, qui a débuté les séances d'enregistrement au début juillet avec une brassée de nouvelles chansons sous le bras.

Cette fois encore, c'est armé de sa guitare acoustique qu'il a écrit la majorité des 14 titres qui tiennent sur La Vallée des réputations. Mais à la différence d'autrefois, l'ins-trument — le même modèle qu'Elvis, fait-il remarquer — figure de manière centrale sur l'enregistrement.

« J'aime jouer de la musique, prendre la guitare. Pas le computer. Ce qui m'intéresse, c'est d'être mobile. Je ne suis pas granola, c'est comme ça. J'avais envie de chansons bien faites et conçues simplement », fait-il savoir, même s'il admet s'être laissé impressionner par la technologie multipiste, quand il s'est installé à Montréal. « J'étais tellement impressionné que j'ai tout laissé tombé. Je n'ai pas fait de musique pendant 10 ans... » confie-t-il.

Ses années de formation le menaient toutefois ailleurs. Ayant grandi entre l'Afrique et le Québec, le musicien avait 11 ans lorsqu'il a commencé à se faire la main sur la guitare paternelle. Régulièrement, il apportait l'instrument à l'école, où il interprétait des pièces des Beatles et de Georges Moustaki. « C'est moi qui animais le party », dira-t-il fièrement.

« Quand je suis devenu musicien professionnel, tout est devenu compliqué. C'est pour ça que cette fois, j'ai décidé d'écrire toutes mes chansons à la guitare. Les autres sont restées dans le computer. »

La démarche fut payante dans le sens où elle révèle un Leloup authentique, totalement recentré sur sa voix et son instrument, qu'il maîtrise mieux que jamais, notamment sur Petite Fleur.

« Ça fait 31 ans que je joue... Pis il y a environ cinq ans, c'est entré. Ça a débloqué d'un coup sec un soir en spectacle. C'est comme si je faisais finalement le lien entre ce que j'avais appris et ce que je jouais », nous apprend-il, évoquant l'époque où il dévorait les austères méthodes pour guitare de William Leavitt, un professeur de Berklee qu'il a remercié dans une lettre de lui avoir permis de gagner sa vie.

C'est aussi grâce à ce déclic que Jean Leloup, revêtu de sa plus belle chemise (trouvée dans une friperie néo-zélandaise), s'est embarqué dans l'aventure d'un spectacle acoustique en 2000.

Malheureusement, l'écriture ne se contrôle pas de façon aussi spontanée. Les textes de La Vallée des réputations, que Leloup a peaufinés avec l'aide de l'auteur Mathieu Leclerc, tranchent toutefois avec la singulière Je joue de la guitare par leur recherche et leur abondance.

Sur ce disque, l'auteur-compositeur-interprète traite dans une langue imagée et souvent poétique de rupture (Je suis parti, La Muse et le Museau, Promeneur, Blue Eyes Sky), d'amour (Voilà), du paraître (Vieille France), de la mesquinerie (La Vallée des réputations ), confronte ses propres valeurs... comme tout bon quadragénaire, serait-on tenté de penser.

« Ce sont des questions que je me posais depuis des années. Ça n'a rien à voir avec la quarantaine, fait savoir Leloup, un peu agacé par la question. Si c'est ça, la quarantaine, la cinquantaine va être quelque chose ! Dans mon cas, c'est plutôt la vingtaine tardive ! »

Puis, plus sérieusement : « Après être entré trois fois à l'hôpital, avoir arrêté de fumer, arrêté de boire, je pensais avoir tout compris. Mais l'amour non. J'ai toujours pensé que les affaires compliquées dans la vie, c'était de gagner de l'argent, de payer son loyer et de s'arranger pour pas qu'il y ait de guerre... J'ai appris que les affaires compliquées, ce sont les affaires de couple. Moi, je ne suis pas baveux, je ne suis pas aussi compliqué que le monde pense. Je suis là ou je ne suis pas là. Le disque, il porte là-dessus. »

Il ne faut pas mettre longtemps pour se rendre compte que le bonhomme a beaucoup cheminé au cours des dernières années. Plus ouvert, disponible, il n'hésite pas, sans même qu'on l'y invite, à parler de ses démons.

« Mon gros combat, ça a été de ne plus boire... et d'être fidèle. Ça, j'ai pogné ça à 30 ans. Composer des tounes, ça aide à comprendre ce qu'on fait sur la Terre. »

Ce remue-méninges a suscité de grandes réflexions chez Leloup, notamment sur l'immobilisme qui ronge notre société. « J'ai beaucoup de tristesse par rapport aux valeurs des gens, au confort, à la platitude, à la bonne conscience crasse, à la satisfaction épaisse de soi. Je pense qu'on a le droit d'avoir du fun dans la vie. Travailler pour être connu ou reconnu, c'est pas suffisant. J'ai d'autres objectifs qui transcendent ça. Si jamais il m'arrive quelque chose, j'aurai vécu une vie pas trop épaisse », estime l'homme, dont le roman à paraître, Le Tour du monde en complet, pourrait bien être adapté au grand écran.

En attendant la suite des choses, Leloup continue de profiter de la vie et de jouir de la route avec sa voiture, une rapide Mercedes des années 80, qu'il a fièrement incluse dans le livret de son album. « Ça, c'est comme une bonne guitare, comme ma Les Paul De Luxe rouge... Ça arrache ! C'est un gros char avec un gros moteur ! »

Et les spectacles dans tout ça ? « Juste l'idée de donner des shows, ça me donne la chienne... Je ne sais pas si je suis capable... Je sais qu'avec l'album, j'ai du matériel pour la moitié, mais j'aimerais écrire des nouvelles tounes pour remplir le reste. Ce que j'aimerais, tiens, c'est faire un show bizarre... »

Pourquoi pas ! Comme le dit la maxime : chassez le naturel et il revient au galop... sur une petite toune country !

Photo Audiogram. C'est un Jean Leloup transformé, restauré, pimpant et allumé, mais qui n'a rien perdu de sa longue dent, qui s'est présenté au SOLEIL dans le riche décor du Ritz Carlton de Montréal.

(Article original)


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Dernière mise à jour le 1 décembre 2002.
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