Mes années Leloup
par François Bourque
dans Le Soleil, 10 juillet 2001
Article

(Québec) Il avait fréquenté la petite école de mon quartier, mais je ne l'ai connu que plus tard, dans l'autobus qui nous menait au Séminaire Saint-François.

Il venait de rentrer d'un second séjour en Afrique. Je n'ai pas souvenir qu'il en parlait beaucoup, mais on le sentait différent.

Sa famille habitait un bungalow dans la rue voisine de la mienne. Après l'école, il m'est arrivé de l'y rejoindre.

C'est là que je l'ai vu pour la première fois avec sa guitare, assis sur le perron. Étonnamment habile et déjà déroutant. Mais rien encore qui aurait permis de prédire la suite.

Sa mère, artiste, avait son atelier dans la pièce à gauche près de l'entrée.

Je l'ai par la suite perdu de vue, puis retrouvé quelques années plus tard à l'université, ou il étudiait lui aussi en littérature française.

Je me souviens d'un travail qu'il avait remis sur l'histoire de la musique. Il y faisait remonter les premiers beats à l'époque de l'homme des cavernes. Il les avait imaginés frottant les silex pour produire du feu, puis découvrant qu'ils pouvaient aussi les frapper l'un contre l'autre pour produire le rythme.

La musique occupait déjà une grande place dans sa vie, mais il cherchait encore sa voie. Je l'avais retrouvé un soir devant son chevalet, rue Sainte-Anne, où il peignait des portraits.

C'était l'époque où il donnait ses premiers spectacles. Je me souviens d'un midi sur la terrasse de l'ancien pavillon Pollack (Desjardins).

Il se débattait avec un équipement technique rudimentaire devant une poignée d'amis venus l'encourager.

Ses chansons racontaient déjà des histoires fantaisistes où il mettait en scène des personnages et des univers atypiques.

Cela allait devenir une des grandes originalités de son oeuvre, lui qui n'a jamais fait dans la chanson sociale ou politique, à part peut-être sa 1990, dont il croit aujourd'hui qu'elle a mal vieilli.

Il nous avait présenté ce midi-là sur la terrasse un Mandrake magicien, inspiré par la banque dessinée américaine.

Dans nos cours de création littéraire, on s'arrachait le coeur à écrire des textes autobiographiques moches sur nos vies qui n'avaient encore rien à dire. Lui était déjà ailleurs, loin devant. Un créateur dans toute la force du mot.

Comme des centaines d'autres chansons de Leclerc-Leloup, Mandrake n'a jamais été endisquée. Je ne sais pas s'il l'a même jamais refaite en spectacle.

Ses textes et sa musique vont ainsi, viennent, repartent, oubliés, reniés, réinventés, jamais figés, jamais définitifs. La fugacité et le mouvement créatif perpétuel.

Je ne me souviens pas avoir réentendu Mandrake, mais je suis souvent retourné entendre le magicien.

L'ai vu sur toutes les scènes, à toutes les époques; seul, en groupe ou en big band.

Plusieurs fois au Festival d'été, dont sa toute première scène, un après-midi du début des années 80 dans le jardin des Gouverneurs, près du Château. Il y avait là sa famille et des amis, quelques dizaines de spectateurs tout au plus. Jean Leclerc était encore un inconnu.

Au PEPS avec Plume, au Pigeonnier, en Ziggy dans Starmania, dans un ancien bar-spectacle du chemin Sainte-Foy près de Saint-Sacrement, à la place D'Youville, sur l'esplanade du Parlement, sur les Plaines, au D'Auteuil, au Capitole, à l'Impérial.

Je l'ai aussi raté un peu partout, dont le controversé Colisée de 2008.

Lorsqu'il a gagné le Festival de la chanson de Granby, en 1983, avec une chanson, Caravane, dont on n'a plus ensuite entendu parler, j'étais tout jeune journaliste.

Fier de connaître un lauréat, je l'avais rejoint et il était passé au Journal pour une entrevue, une de ses toutes premières en carrière, sinon la première.

Je ne me souviens plus de ce qu'il avait raconté. Il faudrait fouiller aux Archives nationales pour retrouver le texte. Mais c'est rarement pour ses entrevues que Jean Leloup passe à l'histoire.

Ai-je été chanceux ou simplement complaisant, je pense n'avoir jamais été déçu par un spectacle de Leloup. Sinon pour avoir souvent pensé qu'entre ses chansons, il parlait trop pour dire trop peu.

J'ai été comblé comme vous par le «récital» de dimanche sur les Plaines. Les attentes étaient grandes. Le résultat le fut aussi. Que demander de mieux? Tous les incontournables du répertoire, revêtus d'habits neufs et coiffés d'un joli chapeau.

Une énergie et un plaisir manifestes. Près de deux heures de feu roulant ininterrompu.

«Ce n'est pas vrai que je vais chanter des vieilles tounes toute ma vie», avait prévenu Jean Leloup en entrevue à La Presse il y a quelques années.

«Les Rolling Stones, je trouve ça niaiseux, je n'en reviens pas... C'est ennuyant de chanter une vieille toune. J'espère que je ne le ferai jamais.»

Jean Leloup s'est fait mentir. Une fois encore. Il a chanté 24 vieilles tounes. Vingt-trois en fait, l'autre étant toute récente. Pas une de trop.

Je me suis surpris à penser qu'il aurait pu parler un peu plus entre les tounes. C'est dire comme les temps changent.

Au pied du talus sur les Plaines, debout dans l'herbe à 200 mètres de la scène, je regardais bouger ces dizaines de milliers de fans et j'ai mesuré une fois encore toute la distance qui me séparait de la guitare sur le perron du bungalow de Sainte-Foy.
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Dernière mise à jour le 30 août 2015.
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