Leloup solitaire
par Sylvain Cormier
dans Le Devoir, 8 mai 1999
Article

Inclassable Leloup. Intraitable Leloup. Inépuisable Leloup. Incontournable Leloup. Impossible de le cerner, ce Jean-là qui s'installe pour cinq soirs au Métropolis, pas moyen de le résumer; pure utopie que de vouloir le peindre dans un proverbial coin. Qu'à cela ne tienne, à l'aide de quelques proches collaborateurs de la bête, on a essayé. Résultat? Portrait à géométrie variable d'un chef de meute.

Au début, Stéphane Charpentier accordait ses guitares. Aujourd'hui, il est son directeur de tournée. Denis Wolff a oeuvré à la direction artistique des derniers albums, dont le dernier, l'étonnant Les Fourmis... et son irrésistible antisuccès La vie est laide. De Jean Leloup, ils ont chacun leur point de vue. Charpentier le zieute généralement des coulisses. Wolff le toise surtout en studio ou lors de divers meetings. Charpentier voyage avec lui en tournée. Wolff voyage avec lui dans les bureaux d'Audiogram. Je l'ai rencontré moi-même à quelques reprises, au Shed Café, dans les mêmes bureaux d'Audiogram, avant un spectacle à Sherbrooke, à La Rochelle. Que savons-nous de lui? Tout et rien.

De l'angle relativement large de l'intervieweur, je crois savoir deux ou trois choses, pas plus. Qu'il n'aime pas trop les entrevues, pour commencer. Qu'il se tient sur les doigts de pied tant qu'il n'a pas décidé de faire confiance. Qu'il en dit presque trop quand la confiance est acquise: je le revois enfoncé dans un manteau de fausse fourrure d'un blanc douteux, m'avouant toute la profondeur de son mal de vivre, décrivant les crises d'angoisse qui l'empêchent parfois de sortir de chez lui.

En même temps, j'ai toujours de Leloup en entrevue le souvenir d'une vivacité d'esprit extraordinaire, d'une intelligence en constant overdrive, d'un fil de pensée qui n'arrête jamais une milliseconde de lier mots, idées et flashs les uns aux autres, mais aussi d'une effarante vulnérabilité à peine cachée par les sparages. Je sais également, comme vous, que la chanson québécoise manquerait singulièrement de wattage sans son apport énergétique, qu'il a donné avec Le Dôme une impulsion essentielle à la chanson d'auteur, la libérant de pas mal de ses carcans, l'ouvrant à tous les mélanges et tous les sons, permettant aux Bran Van 3000, entre autres, d'émerger au grand jour. Je sais enfin qu'il ne reste presque plus de billets pour ses spectacles des 14, 15, 16, 20 et 21 mai au Métropolis. Et je sais, comme vous, que Leloup importe.

Voir autrement

Mais encore? «Sa façon d'être, de penser, de parler n'est pas nécessairement la même que toi et moi», résume Charpentier au bout du fil, quelque part entre Rimouski et Jonquière, étapes de la présente tournée québécoise de Leloup. «Il voit les choses autrement que la plupart des gens. Avec Jean, tout est spontané, impulsif, c'est très dur de planifier quoi que ce soit avec lui. On s'adapte à mesure.» Wolff renchérit au bout d'un autre fil, chez Audiogram. «Son cerveau fonctionne à la vitesse de l'éclair. Alors, quand on travaille avec lui, l'idée sort et on commence à peine à essayer de la réaliser qu'il en surgit une autre. Et une autre. Et une autre. Il n'a pas de switch à off. C'est magnifique à voir, mais ça peut être difficile de se fixer sur une idée et de la mener à terme. Pour les gens un peu plus lents comme nous, ce n'est pas toujours évident.»

De là à dire que Leloup vit sur une autre planète, il n'y a qu'un tout petit pas. En entrevue, je me souviens du silence souvent très long qui suit chaque question, comme s'il essayait de contacter la Terre. Ou de retarder le flot trop dense de sa propre pensée. «C'est évident qu'il est sur une autre planète, concède volontiers Charpentier. Mais pas tout le temps. Ce n'est définitivement pas un matérialiste, en tout cas.» Léger comme un voyageur de l'espace, Leloup. Pas de bagage inutile. «Ce qu'on voit comme sa planète, sa bulle, nuance Wolff, c'est un espace qu'il se ménage justement parce qu'il voit la vie trop telle qu'elle est, trop intensément.» Leloup, pour lui, n'a rien d'un extraterrestre. Plutôt un ultraterrestre.

D'où l'angoisse existentielle. Il faut exister très fort pour la ressentir à ce point. «C'est vrai que Jean est angoissé, continue Wolff. Mais pas tout le temps. Quand il est dans un espace de liberté, de voyage, son angoisse se dissipe. Mais quand il y a des meetings associés aux questions de logistique, tous les pépins l'angoissent, il ne prend rien avec détachement. Il n'a pas de soupape de sécurité. Tout l'habite. Le rêve, le plaisir, l'angoisse, tout. C'est pour ça qu'il a régulièrement besoin de partir dans un autre pays ou d'aller se promener avec ses chiens sur le mont Royal. En même temps, cette angoisse si difficile à gérer, qui amène de la douleur, est aussi une force.» Pour Charpentier, l'angoisse chez Leloup est partie intégrante de la création. «Quand il est dans une période d'écriture, c'est sûr qu'il angoisse beaucoup. Jean, ce n'est pas le genre de gars qui trouve son inspiration dans un château à Morin Heights mais dans un p'tit camp un peu croche ou au fond de son appart.»

L'héritier de Lautréamont

À ces mots, on entend une autre voix en écho, tout là-bas, pas loin du traversier qui mènera tantôt la meute de l'autre bord du fleuve. C'est Leloup, qui semble un peu préoccupé par l'agenda du jour. «Non, on a le temps», le rassure Charpentier.

La question se pose: peut-on être vraiment proche de ce Martien favori? Peut-on établir un réel contact avec Leloup? «Oui, mais il faut que tu le connaisses et que ça vienne de lui», soumet Charpentier. «Par exemple, il ne signe pas d'autographes après les shows. C'est pas qu'il n'aime pas le monde, mais ce type de contact direct, ça lui demande plus. Il ne deale pas avec ça de la même façon que toi et moi.» Pour Wolff, il y a certainement une distance, mais uniquement de surface. «Il aime profondément les gens autour de lui, mais il est incapable de le leur communiquer. Je pense qu'on n'est jamais aussi proche qu'on voudrait être de Jean, mais qu'on l'est plus qu'on pense. On se croit plus loin de lui qu'on l'est en réalité.»

Angoissé ou pas, extra ou ultraterrestre, une chose semble acquise: il faut faire confiance à Leloup, coûte que coûte. «À cause de son ouverture et son imaginaire», exulte Wolff. «Il faut faire confiance à son instinct. Il va souvent dans des endroits qui ne sont pas ceux que l'on voudrait pour lui, mais il faut fermer les yeux et se dire qu'il a habituellement raison, que son instinct le trompe rarement. C'est comme ça qu'il nous étonne.» Charpentier, lui, s'en remet inconditionnellement à Leloup: «Si tu le suis, tu ne seras jamais perdant.»

Ces jours-ci, il semble que le Québec entier le suive, tel un joueur de flûte bien intentionné. Wolff n'est pas surpris. «Jean, c'est un conteur populaire, un poète d'aujourd'hui qui n'est pas en bibliothèque, enfermé dans un austère recueil de poésie. Il chante l'amour, l'anarchie, la bêtise humaine, l'espoir. Le côté noir des choses. C'est un peu le propos d'un Léo Ferré. Pour moi, Leloup, c'est l'héritier de La Fontaine et de Lautréamont. Sa sensibilité l'amène là où tout le monde ne va pas. C'est ça qu'il donne aux gens. Et c'est pour ça qu'on a besoin de lui.»

(Article original)


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Dernière mise à jour le 7 août 2000.
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