Faire le Forum et mourir
par Sylvain Cormier
dans Le Devoir, 4 octobre 1993
Critique

Claude Samson, celui qui joue de tout avec Vilain Pingouin, guitare, mandoline, claviers, harmonica, ne jouait plus de rien. Le rappel fini, il est resté là, planté au milieu de la grande scène, et il fixait la foule avec l'air à la fois réjoui et incrédule de celui qui veut se convaincre qu'il est bel et bien éveillé. Devant lui, samedi soir au Théatre du Forum, ils étaient 3700, surtout des adolescents, et ils criaient à pleins poumons roses. Samson et les autres palmipèdes savouraient très fort le moment et l'étiraient pour mieux s'en rappeler. Pour Vilain Pingouin, triompher au Forum, là où les Stones, les Who, Pink Floyd et Offenbach ont triomphé avant eux, c'était exactement comme Rudy l'a dit en sortant de scène, la voix étouffée par l'émotion: «Merci de nous avoir donné le Forum, on rêve de ça depuis qu'on est ti-culs!»

France D'Amour, une heure plus tôt, avait pris tous les moyens, elle aussi, pour faire durer son plaisir. Sa version coup de massue de l'hymne plumien Bobépine n'en finissait plus de finir, et personne ne s'en plaignait. Agenouillée, face contre scène, subjuguée par cette foule qui répondait à chacun de ses cris, la rockeuse vivait dans les plate-bandes des Janis Joplin, Pat Benatar et Diane Dufresne les plus belles minutes de sa jeune carrière. Seul Jean Leloup, à la toute fin du spectacle, ne semblait pas le moins du monde impressionné par le temple sacré de la Sainte-Flanelle, bien trop petit pour contenir son ego large comme la Voie Lactée. D'un laconique «OK, salut...», il a coupé court à son dernier rappel, la brillante Décadanse, et s'est esquivé sans un merci, fidèle à son personnage que la charge émotionnelle d'un tel événement ne pouvait évidemment pas atteindre.

Ainsi s'achevait la méga-tournée Rock le Lait, conçue à l'américaine et menée à la québécoise, qui s'est promenée depuis le 16 septembre d'aréna en aréna, de Rouyn-Noranda à Baie-Comeau, avec les moyens habituellement réservées aux stars venues d'ailleurs: deux autobus, autant de camions, le dernier cri des systèmes d'éclairage (dont une flopée de projecteurs-robots), et du son, mes aïeux, du son à ne plus savoir qu'en faire: 300 000 watts que l'on s'est cru en devoir d'utiliser jusqu'au dernier samedi, quitte à ce que toute la jeunesse montréalaise en sorte aussi sourdinque que Pete Townsend après 30 ans d'amplis et de tympans défoncés.

La soirée s'est fort bien enclenchée, sur les chapeaux de roue. France D'Amour, dont on attendait peu, a donné beaucoup et prouvé à tous qu'elle a l'énergie, le bagoût et la voix pour durer, en autant qu'on lui trouve des chansons et un propos (retombée positive de la tournée, Rudy Caya songe à s'y affairer). La facture pesamment bluesée de L'Appât des mots était, ma foi, extrêmement heureuse, et D'Amour s'en est chargée avec l'abandon qu'il fallait, et même un peu plus. Marjo junior? Pas encore, mais le potentiel est indéniablement là.

Dès l'entrée sur scène de Vilain Pingouin, il était clair que ce Forum chauffé à bloc par D'Amour leur appartenait, Leloup ou pas Leloup. Leur répertoire était connu de fond en comble: l'ovation après Chu tout seul à soir, un des titres moins évidents de l'album Roche et roule, l'affirmait éloquemment. Le jeu des Pingouins en était plus confiant que jamais, la frappe de Michel Vaillancourt encore plus déterminée que d'habitude, Fred Bonicard aussi mobile que le Tasmanian Devil, et les solos des trois guitaristes remarquablement inspirés. Quant à Leloup, avec six nouvelles chansons dans son sac à surprises, il a eu plus de front que le Front de Libération du Québec. Sans gêne, il n'a rien fait pour plaire et il a plu quand même. Résolument, il a mené sa musique et ses fans là où il les voulait: au confluent du grunge et du néo-psychédélisme (avec wah-wah et distorsion à l'avant-plan), là où les grooves et les ambiances priment sur la finesse de l'exécution. Saboteur dans l'âme, il a même ralenti et considérablement alourdi le tempo de 1990, sa chanson la plus populaire, au risque de s'aliéner la frange moins fidélisée de son public. Mais il s'en foutait. Samedi, Leloup se libérait de sa vieille peau. En plein Forum, après la tabac des Pingouins, pour que ça soit plus drôle. Le jour où Leloup tombera, une chose est sûre: il tombera de haut.
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Dernière mise à jour le 26 mars 2003.
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