L'angoisse du grand méchant loup; Jean Leloup fait de la musique pour contrer l'angoisse
par Sylvain Cormier
dans Le Devoir, 26 octobre 1996
Entrevue

Bonne nouvelle pour le rock d'ici: on a retrouvé Jean Leloup, qui se porte tout à fait bien, merci, au moins aussi bien que les nouvelles chansons de son premier album en cinq ans. Il n'était pas tant perdu dans la brume que dans la musique, remède à tous ses maux.

«En fin d'après-midi», ai-je répondu à l'attaché de presse d'Audiogram. Lequel aurait préféré que la rencontre avec Jean Leloup ait lieu plus tôt. Le plus tôt possible. «Plus c'est tard dans la journée, a-t-il lâché, plus il y a de chances de le perdre.» Le perdre? Une image a surgi, celle d'un enfant parti à l'aventure dans un centre commercial. Dans les haut-parleurs, une voix: «Le petit Jean Leloup est prié de se rendre au comptoir des renseignements.»

Le perdre? Je me souvenais de notre première rencontre au Shed Café, en 1991. Il était pas mal perdu dans sa tête, ce jour-là. Brillant, allumé, en ébullition comme toujours, mais enfermé dans sa bulle. Je le revois aussi au Cepsum, avant un spectacle de la rentrée, me frôlant sans me voir dans un couloir vide. Mort-vivant. Ou alors maussade et renfrogné à Sherbrooke, en coulisses de la salle Maurice O'Bready, au début de la tournée Rock le Lait dont il partageait l'affiche avec Vilain Pingouin et France D'Amour. Le perdre? Dans la brume, assurément.

Ou bien le perdre tout court. Depuis quatre ans, on était à peu près sans nouvelles de lui. Mais pas sans rumeurs. Héroïnomane au dernier degré, m'avait-on susurré. Ou schizo, roulé en boule dans le fond d'un squat. Et pourquoi pas trafiquant d'armes en Afrique? Ou enfermé dans un asile sur une île grecque, avec Elvis et Marilyn? On me le dessinait comme la prochaine victime du rock'n'roll. Incapable d'achever son troisième album, incapable de fonctionner. Reclus. Perclus. Exclu. Perdu. Et pourtant là, devant moi, dans un bureau d'Audiogram, drapé dans un manteau de fourrure de femme. Bien vivant. Bien portant, même. Pas squelettique. Pas zombie. Le regard clair. Le sourire un peu inquiet, mais franc.

«J'ai pas fait d'héro», tranche-t-il quand je finis par lui en parler, au milieu de l'entrevue. «J'ai essayé toutes les façons de m'éclater la tête, mais la dope, c'est pas le problème. Mon problème, c'est l'angoisse. Je pète au frette naturellement.»

Explication. «Faut être plus équilibré que moi pour être vraiment toxico. Moi, je sombrerais dans la folie en deux mois. C'est sûr que j'ai une tendance de ce côté-là, mais j'ai un gros instinct de survie. Je suis conscient depuis trop longtemps, depuis ma jeunesse, d'être angoissé. Ça me prend beaucoup d'heures par jour de solitude, de respiration, pour pouvoir affronter l'extérieur. Ma façon de combattre l'angoisse, c'est d'être libre, de ne pas avoir trop d'obligations. En tournée, j'étais angoissé tout le temps. C'est pour ça que j'ai décroché.»

Jouer, jouer et rejouer

La drogue, continue-t-il, n'a jamais été une fin en soi, mais un exutoire parmi d'autres. «J'ai essayé de calmer mes angoisses de toutes sortes de façons. En faisant du sport toute la journée, en écrivant tout le temps, en baisant non-stop, en fumant joint sur joint...» Il a finalement trouvé le bon truc. «Jouer de la musique, c'est la seule dope qui me va. Je suis addict de nouveaux musiciens. C'est miraculeux ce qui se passe quand deux musiciens se comprennent à travers la musique. Quand ça arrive, je me sens bien.»

C'est exactement ce qu'il a fait depuis quatre ans. Jouer. Jouer. Encore jouer. Écrire deux ou trois chansons, les essayer avec des musiciens, les enregistrer, les faire entendre chez Audiogram. Puis rééditer le processus avec de nouvelles chansons et de nouveaux musiciens. «J'ai cédé à la tentation de tout essayer. Tant que j'avais pas fait le tour, sortir le disque ne me tentait pas.» Il est parti à New York avec Di Salvio, le temps d'un trip musical acid-jazz. Puis il a eu une période heavy. Une autre hip hop. Puis une séquence plus rock'n'roll avec le guitariste Mark Lamb. Et une immersion reggae. «J'étais comme un peintre qui n'arrête pas de repeindre le même tableau dans des styles différents. Il aurait pu y avoir un show à chaque rencontre de musiciens, et un disque à tous les deux ans. C'est ce j'aurais dû faire.»

Ce qu'il a fini par faire, c'est interrompre ce qu'il appelle sa «quête du Graal musical», tout juste assez longtemps pour rassembler les prises les plus vibrantes de son vaste lot de nouvelles chansons, même celles qui n'ont pas été menées à leur point d'achèvement et sonnent comme des démos. L'album existe donc, il s'intitule Le Dôme, et il ressemble pas mal au show que Leloup présentait au Spectrum lors des FrancoFolies d'août dernier. Sur des textes «plus cinéma-vérité que satiriques», qui parlent entre autres choses de junkies, de Babylone, d'Edgar Allan Poe, d'une fille d'Ottawa, de vampires, de p'tits bébés, d'Auschwitz et des emmerdeurs, Leloup a plaqué des accords de guitare tout simples et laissé ses divers musiciens réagir jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose.

«C'est de la musique qui prend le temps de s'installer. Ce que j'ai appris, c'est que l'industrie s'empare de la musique et cherche à la fixer, la quantifier, la monétariser, alors que la musique, c'est rien d'autre que des gens et des émotions. Tu joues pour établir un lien. La chanson existe déjà, mais tu la joues en fonction de l'état des autres musiciens. C'est le principe de base du reggae. C'est ta tristesse, ma joie d'aujourd'hui qui vont créer quelque chose. Si tu communiques vraiment, une chanson n'est jamais coulée dans le béton. Jamais! C'est trop beau, la musique, pour en faire un produit fini.»

On écoute la chanson-titre, une fable sur fond d'accords beaux et tristes qui parle d'un lieu où convergent «les perdus qui recherchent le paradis», et on se dit qu'il y a de l'espoir pour Jean Leloup. Qu'il vaut mieux le perdre de vue quelques années que de laisser l'angoisse le trouver à tous les détours du métier. «Faire de la musique, c'est admettre l'existence des autres. C'est la possibilité que ton coeur soit directement touché par un autre coeur, par quelque chose qui n'a pas de mots, pas de concept, pas d'intellect. Quand tu partages une toune avec un autre musicien, ou avec les gens dans une salle, il y a des sourires qui n'arrivent jamais dans la vie de tous les jours. C'est pour ces sourires-là que je me casse les couilles, que j'endure le reste. Sinon, je laisserais tout tomber.»

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Dernière mise à jour le 8 janvier 2001.
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