Jean Leloup: le voleur d'éternité
par La Presse
dans Alain de Repentigny, 2 février 2015
Entrevue

Rencontrer Jean Leloup pour parler de son nouvel album, c'est se lancer dans une conversation dont on ne sait jamais tout à fait où elle va nous entraîner.

Dans une île du Pacifique Sud, par exemple, où Leloup s'est mis en tête d'aller admirer le paysage au sommet d'une petite montagne. Une affaire d'une quarantaine de minutes tout au plus, croyait-il, mais qu'il mettra finalement quatre heures à accomplir, rampant dans la jungle à travers une végétation dense comme un treillis.

Leloup n'a rien d'un Indiana Jones. «Je suis plutôt chicken, plutôt moumoune», confesse-t-il. Il savait qu'il lui faudrait redescendre rapidement: le soleil se couchait et des chiens sauvages rôdaient dans les parages. Mais il a pris le temps de savourer le moment.

«Moi, quand le paysage est beau, je n'ai plus envie de bouger, lance-t-il. La pluie tombait et j'étais heureux. Je me suis dit: "Baptême, Jean! T'es vraiment pas capable de t'empêcher d'aller voir en haut." C'est un peu tout le temps de même: je ne peux pas m'empêcher...»

Même si le thème du voyage parcourt son nouvel album, À Paradis City, Leloup n'est pas un voyageur et surtout pas un touriste. «J'aime la nature», dit celui dont l'enfance a été marquée par le camping, la voile ou la baignade dans le lac en famille et qui s'extasie aujourd'hui devant une anguille, une salamandre ou un paresseux croisés au hasard de ses excursions.

Leloup ne l'a pas eue facile. Dans le livret de l'album, il remercie son frère et ses parents, qui l'ont toujours tenu quand il tombait. Le «voleur d'éternité dans un monde blessé» de la chanson Paradis City, ça pourrait être lui-même, qui, en faisant ses premiers pas dans la vie d'adulte, s'est rendu compte que ses moments de bonheur, il allait quasiment devoir les voler.

«Mon équilibre mental est fragile, faut que je prenne ça cool, reconnaît-il. J'ai eu de la chance dans tout, mais, évidemment, être bien équilibré, je suis pas né avec ça pantoute. Mais c'est bien, ça prend juste un rythme de vie calme.»

L'ivresse d'exister

S'il garde la tête hors de l'eau, c'est en partie parce qu'il n'a jamais perdu sa faculté d'émerveillement. «Comme les peintres japonais, je suis fasciné par les dessins que fait le ciel à travers les branches. Je regarde ça et je me sens envahi par l'ivresse d'exister.»

C'est le même homme qui, dans la chanson la plus rentre-dedans du disque (Les flamants roses), parle d'un enfant sans sommeil qui, dans un pays en guerre, voit les vautours faire des cercles au-dessus des cadavres, mais aussi des flamants roses qui éclatent de lumière et s'en vont vers le soleil.

«C'est triste, mais c'est joyeux, dit Leloup. Les gens ne se rendent pas compte qu'ils vivent ça eux-mêmes. J'en rencontre qui ont accompagné leur meilleur ami qui avait le cancer et qui disent: "Il était malade, il avait de la peine, mais c'était tellement beau parce qu'on a eu des échanges et, quand il est mort, j'étais là, avec lui." »

L'espoir ne filtre pas toujours dans les histoires que Leloup a glanées au fil de ses rencontres et qui constituent la matière première de plusieurs nouvelles chansons: le vieux Willie accablé par ses «fuckin' soucis» qui met le feu à sa cabane (Willie), le gars qui revient chez lui après une cure de désintox et qui s'enfonce toujours davantage dans l'alcoolisme (Retour à la maison), ou encore la jeune fille de la fable Petit papillon qui devra tuer la mort pour enfin s'arracher à la vie.

«De toute façon, on est "pognés" dans l'existence, constate Leloup. On ne nous dira pas demain "hey! c'est drôle, la guerre est finie", et les multinationales ne diront pas non plus "y a pas assez d'argent pour les sans-abri pis trop d'injustice sociale". Alors pourquoi on aime la vie quand même? Parce qu'il y a de belles choses à voir, quelque chose de magnifique. Moi, quand je prends ma guitare, c'est ce moment-là que je vis à peu près tout le temps.»

Pour Leloup, À Paradis City est l'album de tous les grands rêves. Ce qui l'a le plus marqué en voyage, dit-il, c'est de rencontrer des gens «en quête d'un Graal quelconque» auxquels le créateur en lui s'identifie sûrement un peu. Ainsi cet homme qui voulait construire lui-même un hôtel de grand luxe dans une île du Pacifique et qui a peiné pendant des années à faire des colonnes grecques, des bassins, des escaliers et un portail antique... mais pas d'hôtel. Ou ces Québécois qui n'avaient probablement jamais fait d'équitation de leur vie et qui sont partis élever des chevaux dans la pampa.

«C'est un peu comme si ces gens disaient avant de mourir: "Je vais faire quelque chose de grandiose." Ça, ça m'impressionne.»

Leloup classique?

Jean Leloup est souvent là où on ne l'attend pas. Comme dans l'intro mozartienne de sa chanson Le roi se meurt, jouée par un quatuor à cordes.

«Le classique, c'est le futur de la musique, lance Leloup, sérieux comme un pape. Honnêtement, je trouve qu'on a fait le tour de tout: le drum, la guitare électrique, on a entendu ça, c'est fait. C'est très le fun aussi, mais les arrangements de cordes, la musique classique, c'est grandiose.»

Celui qui se passionnait d'abord pour les arts visuels et la littérature avant de donner dans la chanson rock rappelle qu'il a toujours suivi son chemin en musique.

«Je laissais aller l'inspiration. Quand j'entendais un style que j'aimais, je travaillais dans ce style-là et, le mois d'après, il y avait autre chose qui m'intéressait. J'ai fait du disco, j'ai fait du rap avec Johnny Go et, après ça, j'ai vu du monde qui faisait du country, j'ai trouvé ça extraordinaire et je suis devenu totalement country pendant un mois et demi. J'ai formé un groupe avec deux guitaristes vraiment rock fort; après ça, j'ai monté un show acoustique dans lequel j'ai même joué du vibraphone, puis j'ai fait un show avec une espèce de big band pas si big que ça avec trompettes, choristes, claviers, guitares, décors, machin.» Pour Le roi se meurt, Leloup a demandé au contrebassiste Martin Roy de lui écrire des arrangements de cordes. «Je voulais que ça fasse comme un orchestre de chambre pour accompagner la mort et il m'est arrivé avec ça. J'en revenais pas: j'écoutais ça et je me disais: "Je fais de la musique classique, je fais de la musique classique!"»

Faut-il s'attendre à un concert pop de Leloup avec l'OSM?

«C'est sûr qu'éventuellement, j'aimerais ça. Mais il faut être à la hauteur. Avant d'acheter ma première guitare un peu chère, je me suis demandé longtemps si je la méritais. Ça n'a plus rapport avec la célébrité et l'argent, c'est plutôt: est-ce que je suis capable de vraiment faire un bon show?»

Pour l'instant, ce qui l'intéresse surtout, ce sont les nouvelles et les petites pièces de théâtre qu'il écrit.

«Ça fait 30 ans que j'en fais, mais je me suis gardé ça de côté. J'en ai plein. J'ai écrit trois romans que j'ai jetés à la poubelle, ils n'étaient pas bons. Mais je me suis pété le plaisir d'écrire pour le fun sans jamais être obligé de sortir quoi que ce soit. Je vais garder ça pour quand je vais trouver ça prêt. Ça commence à être pas pire. Je trouve des textes qui sont vraiment à mon goût. C'est un peu des trucs absurdes, pétés, qui pourraient être montés en toutes sortes d'affaires.»

D'ici là, on devrait le revoir chanter À Paradis City dans de plus petites salles où le volume n'est pas trop fort, espère-t-il. Mais pour l'instant, rien n'est arrêté.

Des chansons sorties du sac

Voilà près de six ans que Jean Leloup a lancé son dernier album, Mille excuses Milady. La parenthèse Last Assassins, en 2011, c'était autre chose, reconnaît-il: «Ça me tentait de faire de la grosse guitare électrique et de travailler avec d'autre monde pour les textes.»

Il y a pourtant sur le nouvel album des amorces de chansons que Leloup avait mises de côté ces 10 dernières années: «Ce disque-là, c'est un ensemble de textes que je trouvais bons mais que je n'arrivais pas à finir. Quand ça me tente de les finir, je fouille dans mon sac et je mets ensemble les textes qui parlent de la même affaire et ça finit par faire un tout. Pour la première fois de ma vie, je n'ai plus de textes inutilisés.»

Willie, premier extrait de l'album, devait paraître sur le disque des Last Assassins, mais Leloup n'arrivait pas à le terminer. Les flamants roses remonte à une visite au local de musique de Benji Vigneault: «On se met à jouer et je raconte l'histoire que quelqu'un m'a racontée d'un petit gars qui est à l'école et qui voit la guerre autour de lui. Benji jouait le drum, moi la guitare et j'ai composé le refrain en 30 minutes.»

Leloup avait en tête un album guitare-voix même si le «défrichage» s'est fait en mode électro avec les ordis de son ami Nicolas Pellerin: «Je chantais des tounes et il faisait des beats. Mais ce sont toutes des chansons qui se font à la guitare toute seule.»

Par la suite, il a convoqué en studio le batteur Alain Bergé, le claviériste Carl Bastien et le contrebassiste Martin Roy que lui a présenté son coréalisateur Louis Legault, qui a longtemps collaboré avec Dumas. On entend également un quatuor à cordes dans Le roi se meurt et la basse électrique de Charly Yapo dans la dernière chanson de l'album, Zone zéro.

De tous les albums de Jean Leloup, c'est peut-être celui où la guitare électrique est la moins présente. «En général, je fais tout à la guitare acoustique, alors je me suis dit: "Je ne me casse pas la tête, c'est de ça que je joue." »

Lui qui, à l'époque des Last Assassins, disait jouer de la guitare tout le temps la nuit a mis son instrument de côté il y a quelque temps.

«Je n'en joue plus pantoute, dit-il. Mais je joue mieux. Quand tu joues trop, tu finis par mal jouer; quand tu pratiques tout le temps, tu commences à être technique.»

À Paradis City

ROCK

Jean Leloup

Roi Ponpon

Sortie mardi le 3 février

Photo Marco Campanozzi, LA PRESSE. Pour Leloup, À Paradis City est l'album de tous les grands rêves.

De tous les albums de Jean Leloup, c'est peut-être celui où la guitare électrique est la moins présente.
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Dernière mise à jour le 5 février 2015.
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