Autour de la galaxie : le miel de Voisine et le fiel de Leloup
par Mario Roy
dans La Presse, 29 juillet 1989
Critique

Depuis le début de l'année, quelque 57 nouveaux microsillons québécois sont apparus sur les étalages des disquaires - dont 33 en langue française, les autres étant en anglais (5) ou instrumentaux (2). Ceci, sans compter les 35 disques en provenance des autres pays de la francophonie et distribués ici. C'est énorme. On trouve de tous les genres, de tout pour tous, du meilleur et du pire, une marée débordante qui, fatalement, va laisser plusieurs disques dans l'oubli.

Après que les dernières oeuvres de grands - Rivard, Piché, Séguin et quelques autres - eurent été reçues avec enthousiasme par le public, il était prévisible que l'industrie, Musicaction aidant, tente de ramasser la manne pendant qu'elle tombe.

Dans ce déluge, de Martine Chevrier à Louise Portal en passant par Michèle Richard et Mario Trudel, deux parutions récentes retiennent particulièrement l'attention - pour des raisons bien différentes dans l'un et l'autre cas.

Pour les deux artistes en question, il s'agit d'un premier microsillon -bien que le premier, Roch Voisine, ait déjà fait une tentative en anglais.

Pur produit de la télévision, Voisine est devenu en quelque sorte le pendant masculin de Mitsou: construction méticuleuse de l'image, chansonnettes rondement menées, succès instantané et assez phénoménal auprès d'un public de pré-adolescentes sensibles à la fois à l'effronterie de la chanteuse et au romantisme du chanteur. Bref, Hélène se vend comme ce n'est pas permis.

Dans l'autre coin de la galaxie, un Jean Leloup habile dans son cheminement, baveux juste ce qu'il faut, réussit l'exploit d'attirer les qualificatifs les plus dithyrambiques de la part des milieux branchés avant même d'avoir accouché de son bébé. Or, le voici, ce bébé: Menteur est en quelque sorte le pendant du Amère America de Luc De Larochellière, un premier essai pleinement réussi bien que souffrant de quelques excès propres au genre.

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Cette chère Hélène...

L'industrie a beaucoup misé sur Roch Voisine. Par exemple (et ce serait, sauf erreur, une première dans le genre pop léger au Québec), son microsillon a été enregistré et mixé sur une quincaillerie numérique, procédé plus coûteux comme on s'en doute, mais qui donne à Hélène un son absolument impeccable.

Voisine a écrit la plus grande partie des paroles et musiques des dix pièces du disque; la moitié sont des ballades. En studio, il s'est entouré d'une équipe de onze musiciens et choristes groupés autour du claviériste, programmeur et arrangeur Scott Price.

L'ambiance, en studio, a dû être particulièrement relax... Car Price n'a visiblement exigé de personne quelque géniale envolée instrumentale; par exemple, le bassiste Sylvain Bolduc et le batteur Richard Provençal, qui sont des pros de l'enregistrement, produisent une rythmique... euh... plus prévisible que ça, tu meurs. Les guitares sont coulées dans le même moule, malgré les pathétiques efforts de Michael Pucci dans Ton blues. Seul Price semble s'être laissé aller à quelques petites folies - bien douces... - , la vigoureuse trompette synthétique de Pour une victoire, par exemple.

Bref, Hélène est impeccable. Et impeccablement ennuyeux.

Sur ce fond sonore, Voisine chante avec toute la conviction dont il est capable, mais aucune autre pièce ne le fait aussi bien paraître que la pièce-titre. Hélène, malgré tout le sirop qui en dégouline, a un petit quelque chose de très accrocheur et Voisine tire tout le parti qu'il y a à en tirer avec ses intonations émues données par une voix à la Peter Pringle.

Outre l'effet qu'il peut avoir sur le rythme cardiaque des fans de Roch Voisine, le microsillon Hélène est encore utile à quelque chose. Il coule dans le béton une tendance qui s'était amorcée avec Incognito de Céline Dion: celle de se soucier de donner à la production québécoise, jusques et y compris dans le genre pop léger, une impeccable qualité d'enregistrement et d'instrumentation.

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Le phénomène Leloup

Il faut être un maître pour déverser ainsi son fiel sur l'industrie du disque et les gens qui la composent, et réussir en même temps à signer avec Audiogram et à profiter d'un solide préjugé favorable dans les milieux qui comptent. Et ça dure depuis le Festival de la chanson de Granby où, en 1983, Jean Leclerc-Leloup avait remporté les grands honneurs; et ça dure depuis le Starmania de 1987, qui avait permis à Leloup de titiller les critiques.

Pourtant, dans Cow boy, Leloup chante avec hargne:

Si ma guitare était un revolver Qu'est-ce que j'me taperais pas Comme hommes d'affaires... C'est la bande des avocats des contrats que j'comprends pas Là vraiment j'suis pas capable...

Et en entrevue, l'homme n'hésite pas à parler des «paquets de nouilles de l'industrie» et à évoquer Brel ou Brassens, de sorte qu'on en rajoute et qu'on finit par parler d'un nouveau Plume Latraverse, d'un Tom Waits revu et corrigé, d'un nouveau poète des tavernes et des ruelles...

Le plus fascinant dans tout ça, c'est que ce jeune loup - qui, visiblement, ne se prend pas pour la moitié d'une mandarine - réussit effectivement, dans Menteur, à raconter des histoires foutument originales, pas bébêtes du tout la plupart du temps, venues de coins inexplorés de l'univers et de l'âme humaine. Le tout sur une musique absolument potable -et même un peu plus à l'occasion - , pleine d'imprévus, concoctée en studio par une équipe réduite de quatre ou cinq musiciens auxquels s'ajoutent, pour une pièce chacun, des noms aussi prestigieux que le guitariste Rick Haworth ou le saxophoniste Jean-Pierre Zanella.

Tout cela est très, mais alors très, réussi.

L'écueil qu'il fallait éviter, dans le genre intello-sans-avoir-l'air-d'y-toucher, c'était de trop en mettre dans le verre de cognac - gnac, gnac, gnac, comme disait l'autre.

La majorité des pièces tombent pile, avec juste ce qu'il faut de débordements langagiers et d'originalités instrumentales. Printemps été est ravissante d'impertinence (joyeusement cochonne, pour être franc); Miss Mary Popper, dans laquelle Haworth se glisse avec habileté, est fantastiquement menée; Début des temps est certainement amusante. Mais la caricature de Laura fait un peu dans le tragiloquent (sic); et Cow boy -j'y reviens - est un sommet dans l'art d'enfoncer des portes ouvertes.

Reste que ce bonhomme-là a un sacré talent, c'est un fait, tout le monde le dit et néammoins, c'est vrai.

HELENE, Roch Voisine; les Disques Star; disque, cassette et disque compact.

MENTEUR, Jean Leloup; Audiogram; disque, cassette et disque compact.
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Dernière mise à jour le 11 mars 2003.
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