Jean Leloup: plus que 50 jours à vivre, Une popularité emmerdante
par Nathalie Petrowski
dans La Presse, 1 novembre 2003
Article

Depuis un mois, Jean Leloup compte les jours sur le calendrier comme un prisonnier ou un condamné. Ce matin, il ne lui reste plus que 50 jours. Cinquante jours à vivre... sous le nom de Jean Leloup.

Cinquante jours avant de mettre fin, définitivement, à sa carrière. Le 20 décembre, au lendemain de son dernier spectacle à Saint-Jean-sur-Richelieu, Jean Leloup sera mort, laissant derrière lui son alter ego et unique héritier: Jean Leclerc. Prière de ne pas envoyer de fleurs.

Au milieu du Café Romolo, rue Bernard, Jean Leloup brandit la page d'un journal et avec une certaine brusquerie m'intime de lire le titre. Nous sommes au lendemain du gala de l'ADISQ que Leloup a boudé sciemment, regardant l'émission à la télé mais refusant d'aller s'asseoir dans une salle remplie de «niochons et de gros colons» réunis par une industrie qu'il vomit.

Je lis docilement le titre du journal: La relève a volé la vedette. Jean Leloup s'esclaffe bruyamment: «Bande de caves. Quelle relève? Boulay et Cossette? Voyons donc. C'est pas la relève qui a volé la vedette, c'est la vedette qui a volé la relève !» Et vlan.

Il est dix heures du matin et Jean Leloup est pompé comme s'il venait de caler non pas un jus d'orange mais un litre de vitriol.

Le thème ce matin devait être la mort de Jean Leloup et l'avenir de Jean Leclerc, le nom de baptême qu'il entend reprendre. Mais l'issue du gala de l'ADISQ où il n'a remporté que le prix du meilleur album rock de l'année et son ras-le-bol grandissant à mesure que la fin approche ont changé la donne. «Le thème ce matin? répète-t-il. Le thème c'est allez tous chier. J'ai pas besoin de vous. Vous êtes des épais !»

Pas d'accord

T'es fâché, Jean ? je lui demande tout doucement en espérant qu'il se calme.

Non, je suis pas fâché, mais je ne suis pas d'accord. Il approche son visage du mien en visant mes notes. Écris ça, dit-il :
a) Pas d'accord avec ce qu'on fait au poulet en le bourrant de saloperies d'hormones.
b) Pas d'accord avec la grosse infatuation des médias qui prennent des deux de pique pour en faire des vedettes.
c) Pas d'accord avec les farces plates de Guy A. Lepage sur la vaginite.
d) Pas d'accord avec le politically correct de Radio-Canada et ses émissions de fucking propagande niaiseuse comme Virginie.
e) Pas d'accord de me faire étamper Budweiser ou St-Hubert sur le front sur mes affiches. Non, je ne vendrai pas de poulet, c'est-tu clair?

Même si je le connais peu, j'ai rarement vu Jean Leloup aussi agressif et en colère. Que s'est-il donc passé pour que le gentil, sensible et hilarant fou du roi, auteur de chansons folles et poétiques qui font danser les ados rebelles et leurs parents, se mue en monstre vociférant et par moments en monument de prétention. Car à l'entendre, il n'y a que lui qui soit intelligent et clairvoyant, que lui qui ait du talent et de la profondeur. Leloup me corrige.

«Ce n'est pas une question de talent, dit-il. C'est une question d'intégrité. Il y a beaucoup de gens dans l'industrie de la musique qui ont du talent et qui ne sont pas cons, mais ils font tous trop de compromis. Ils acceptent de faire n'importe quoi, sans doute par insécurité et parce que c'est pas toujours évident de résister. J'en sais quelque chose. Combien de fois j'ai vu des journalistes se pâmer devant ma grande «humilité». L'ennui, c'est que cette pseudo-humilité, je la contemplais tous les matins dans le miroir avec un air coquin en sachant que c'était de la foutaise.»

Leloup affirme que pendant 10 bonnes années, il s'est retenu de dire ce qu'il pensait vraiment, s'entêtant à faire la part des choses comme ses profs le lui avaient appris. Le résultat?

«Le résultat, c'est que j'ai été hospitalisé trois fois, j'ai fait deux psychoses; après ça, j'ai essayé de noyer ça dans l'alcool jusqu'au jour où j'ai dit: ça fera. Je mourrai pas pour eux. Je finirai pas gros, soûl, fou comme comme Elvis. Ils ne m'auront pas.»

Pas une posture

Les vraies raisons de la mort assistée de Jean Leloup, qui est sobre depuis cinq ans et abonné aux AA, tiennent dans ce dernier paragraphe. Pour faire ce métier de fou, ce métier trop public qui confine au narcissisme et à la futilité, il faut savoir se carapacer. Manifestement, Leloup n'a pas une carapace assez solide pour protéger son hypersensibilité contre les coups bas comme les bons coups. Le succès fulgurant qui fut le sien l'a pris au dépourvu. Et pour cause. À 42 ans, l'âge où Charlebois était considéré comme un vendu et un croulant, Leloup est le héros incontesté des jeunes Québécois. Cet automne, il a réussi l'exploit d'attirer sur plusieurs soirs 16 000 d'entre eux au Métropolis. Quatre-vingt-cinq mille exemplaires de La Vallée des réputations, son dernier CD, se sont écoulés jusqu'à maintenant, confirmant une popularité qui ne s'est pas tarie avec les années. Au contraire.

Mais au lieu de l'enchanter, sa popularité l'emmerde. Le producteur André Ménard affirme qu'il ne s'agit pas d'une posture. «Sa sincérité ne peut être mise en doute. Ce n'est pas la première fois qu'il exprime son besoin de passer à autres choses. Il n'y a pas de calcul ou de manoeuvre dans son affaire. Il est vraiment tanné, ce qui ne veut pas dire qu'il ne changera pas un jour d'idée.»

Leloup abonde dans le même sens: «Je veux bien écrire des chansons, monter sur scène et faire plaisir aux gens. Mais je ne veux pas devenir un gourou. Je ne veux pas des sans-vie, des faux amis, des flatteurs et des flagorneurs qui viennent me sucer mon énergie. Toute cette attention autour de ta personne, cette obligation de se montrer la face, d'avoir une opinion sur tout même si t'en as rien à foutre, toute cette immense infatuation, c'est pas un métier, bordel!»

Revenant subitement sur terre comme s'il était en train de succomber au phénomène qu'il dénonce, il ajoute: «En fin de compte, j'ai perdu. Je ne fais pas le poids. Je suis incapable de jouer la game comme on est supposé la jouer et de me vanter que je vais sauver le monde avec Budweiser étampé sur le front. Désolé, mais je n'irai pas triompher en Chine. La conquête du monde ne m'intéresse pas.»

«Enough is enough»

Leloup ne se souvient pas de l'événement précis qui a déclenché son furieux désir d'en finir. Il clame plutôt que c'est une accumulation d'incidents qui l'ont poussé à bout. Il y a environ deux mois, il a décidé de rendre les armes. «Enough is enough».

Suicide artistique? Crise existentielle? Vanité de chanteur trop plein et trop populaire? Coup de marketing qui durera le temps que dureront ses réserves bancaires? Autant d'hypothèses qui pourront se révéler aussi fausses que vraies.

Tout ce qu'on sait avec certitude pour l'instant, c'est que Leloup reprendra son vrai nom. Qu'il deviendra écrivain, ce qu'il voulait être au départ. Qu'il écrira des romans, des nouvelles ou des films. Quant aux chansons, Leloup prévoit en écrire une de temps à autre et l'offrir gratuitement sur Internet comme un cadeau. Si un jour ses réserves financières s'épuisent, Leloup se voit très bien partir sur la route seul avec sa guitare.

«Je m'arrêterai dans n'importe quelle ville. J'entrerai dans un bar et je leur proposerai un show pour le lendemain. J'ai fait ça l'autre jour. En 24 heures, ils ont vendu tous les billets. Alors pourquoi pas?»

Jean Leloup affirme qu'il n'est pas millionnaire. Qu'il a un peu d'argent, mais pas tant que ça, d'autant que sa tournée d'adieu avec un Big Band lui coûte cher. Mais il s'en fout. Il n'aime pas l'argent, surtout «la grosse argent sale qui fucke la tête». Il veut pouvoir être libre et léger, écrire ses trucs à lui et manger à sa faim. Un point c'est tout.

Tiendra-t-il le coup? Réussira-t-il à se satisfaire d'une carrière confidentielle d'écrivain? Reviendra-t-il nous surprendre pour ses 50 ans, dans moins de huit ans? Rien n'est moins sûr. En attendant, c'est un modèle unique et impossible à cloner qui disparaît du paysage. Jean Leclerc ne s'ennuiera peut-être pas de nous mais à nous, il nous manquera.

Photo Robert Mailloux, La Presse: Jean Leloup.

Photo Robert Mailloux, La Presse: Jean Leloup quitte sa carrière de chanteur pour entreprendre celle plus discrète d'écrivain.
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Dernière mise à jour le 4 octobre 2004.
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