Su l'bord d'la track
par Mylène Tremblay
dans La Presse, 10 mars 2004
Article

Entre les quartiers Mile End et Petite-Patrie, la voie ferrée du CP attire les promeneurs et les artistes, au grand dam des autorités qui veulent en interdire l'accès. Faisant fi des clôtures et des menaces, les "usagers" de la track persistent... et traversent! Repaire des âmes solitaires et des coeurs rêveurs, ce petit bout de campagne serait-il le dernier coin de liberté qu'offre encore la ville?

Sur la pochette de La Vallée des réputations, dernier album de Jean Leloup, l'artiste pose, sourire aux lèvres, guitare sur le dos, marchant entre les rails. Les habitués de la track auront reconnu le tronçon qui enjambe la Main. À droite, des manufactures. À gauche, des usines. Un paysage tout ce qu'il y a de plus banal, avec ses arbres dégarnis, ses bosquets hérissés et ses rails à perte de vue. Mais peu importe. Jean Leloup se plaît dans ce décor désoeuvré.

"Il n'y a rien de plus l'fun et romantique qu'une track. En coupant la ville en deux, la voie ferrée empêche le trafic et crée des phénomènes de village", dit Jean Leloup, philosophe.

Ils sont nombreux, comme le chanteur, à apprécier ce no man's land urbain et désordonné. Trop nombreux, hélas! au goût du CP qui cherche par tous les moyens à en interdire l'accès. Depuis plus d'un an, la société de chemin de fer multiplie les menaces et les mesures dissuasives. Les contrevenants risquent désormais une amende et le CP envoie régulièrement des patrouilles pour veiller au grain. Attention, terrain privé!

Les promeneurs, eux, s'obstinent à ignorer ces avertissements. La plupart continuent de traverser la voie ferrée et d'y promener régulièrement leurs chiens. Et même d'ériger des sculptures. Un mouvement semble s'être organisé pour que cet espace de liberté soit rendu aux citoyens.

Un sentiment d'évasion

Pour les initiés, la voie ferrée est un endroit propice aux découvertes. L'été, on aperçoit des lapins gros comme des chats, qui gambadent entre les bosquets au son des grillons. En regardant attentivement, on peut apercevoir des escargots entre les roches. Et les fins connaisseurs vous diront à quel moment se fait la cueillette des champignons magiques, nombreux le long de la track!

"On a souvent l'impression que ces lieux sont vides mais en fait, ils sont porteurs de sens", dit le psychiatre Jean-Dominique Leccia, auteur de plusieurs essais sur le rôle de l'espace dans l'expression de la souffrance psychologique. "Ces lieux, entre deux territoires urbains, évoquent un trajet clandestin. Aucune indication n'incite les gens à y aller. C'est quelque chose qui se transmet. Ce sont les derniers lieux de la ville où la nature marque son empreinte. Dans ce territoire presque originel règne un certain désordre matérialisé par des éléments de végétation. Il évoque inconsciemment une épopée plus qu'une réalité, un sentiment d'évasion et de liberté."

Et tous les individus ont droit de passage (et de camouflage), vicieux y compris! "C'est une zone marginale qui attire des gens qui ne veulent pas se faire voir, observe Patrice Myette, promeneur invétéré. Il y a un exhibitionniste qui rôde dans le coin et dérange les filles... Mais ça fait aussi partie du décor!" ironise-t-il.

Voie... de disparition

Tous les jours, beau temps, mauvais temps, Patrice Myette se rend sur la voie ferrée pour faire prendre l'air à ses toutous. Arrivé à Montréal il y a cinq ans, l'illustrateur de 36 ans a mis peu de temps à découvrir l'endroit fétiche des piétons et des cyclistes. "À l'époque, il n'y avait pas de condos, seulement des champs où mes chiens pouvaient courir sans laisse. C'est comme ça que j'ai découvert la voie ferrée", se souvient-il. Ses escapades lui ont permis de renouer avec l'ambiance campagnarde, propice au recueillement, de son quartier natal. Et surtout, avec le sentiment d'être seul au monde, l'instant d'une promenade.

Jocelyne Favreau affectionne elle aussi la voie ferrée. Avant d'aller à ses cours, elle détache ses trois molosses dans le terrain désert à l'ombre des manufactures et du couvent des Carmélites. "C'est une zone libre, dit l'enseignante d'une quarantaine d'années. On en trouve de moins en moins aux abords de la voie ferrée." Comme Patrice Myette, on l'a gentiment prévenue de ne pas franchir les rails.

Il y a deux ans à peine, se souvient-elle, l'endroit était magnifique. C'était avant la construction du Home Depot et la coupe d'immenses peupliers, éradiqués pour faire place à l'immense stationnement. Un peu plus à l'est, des condos ont poussé comme les champignons magiques le long de la track...

Le jardin

"Lorsque je regarde le Home Depot, ça me rend malade, s'indigne Glen Lemesurier, artiste de 43 ans. Ils ont détruit tout un écosystème. Les lapins ont été chassés de leur habitat, les champignons et les escargots ont subi le même sort. Ils ont tout saccagé pour un parking inutile. Alors je me suis dit que j'allais faire exactement l'inverse."

Et c'est ce qu'il a fait. Sa galerie d'art à ciel ouvert occupe aujourd'hui le petit lopin de terre laissé à l'abandon en bordure de la voie ferrée, de l'autre côté du Home Depot. On peut voir ses magnifiques sculptures en matières recyclées à partir de l'avenue Van Horne, à l'intersection Saint-Urbain (voir autre texte).

La métamorphose du "lieu expérimental de naturalisation", propriété de la Ville, n'a pas été de tout repos. En creusant un peu, l'artiste s'est vite rendu compte que la terre était contaminée. Pendant plusieurs nuits d'affilée, craignant de se faire pincer, il a débarrassé la terre de ses ordures et de ses roches pour la niveler ensuite. "Les gens de la Ville ont commencé à se poser des questions! J'ai dû attendre l'automne et le départ des cols bleus pour installer mes sculptures", raconte-t-il en riant. Mais ce qui l'a bien fait marrer, c'est de voir l'air hébété qu'affichaient les promeneurs au petit matin devant chaque nouvelle installation!

Le jardin est si bien entretenu et invitant que plusieurs le confondent avec le début d'une piste cyclable... ou une gare artisanale! Au lieu de faire le grand détour sous le sombre et bruyant viaduc pour passer d'un quartier à l'autre, les résidants préfèrent de loin emprunter le parc et la voie ferrée.

Passera, passera pas

Ce raccourci fort prisé agace au plus haut point la compagnie de chemin de fer. Les autorités du CP affirment que le passage n'est pas sans danger. Les trains sont fréquents et roulent parfois à vive allure. Bref, "le chemin de fer est la propriété exclusive du CP", martèle Marc Poulin, agent du service de police de la voirie.

L'article 26.1 de la loi sur la sécurité ferroviaire stipule qu'"il est interdit de pénétrer, sans excuse légitime, sur l'emprise d'une ligne de chemin de fer". Les contrevenants sont passibles d'une amende pouvant aller jusqu'à 10 000 $, en plus d'un an de prison. "On veut éviter toute possibilité d'accident, justifie l'agent. Il y a environ un cas par jour sur les lignes de chemin de fer au Canada. Ce n'est pas un passage pour les piétons!"

Mais les "usagers" de la track continuent d'aller et venir comme bon leur semble. Les autorités espèrent que les avertissements, contraventions et programmes de sensibilisation dans les écoles vont changer les choses. "On souhaite réduire le nombre d'accidents de 50 % d'ici 10 ans", précise Marc Poulin. En un an, 11 amendes (138 $ chacune) ont été imposées et 14 contrevenants ont été forcés de rebrousser chemin entre les secteurs Mile-End et Petite-Patrie.

Les employés de la voirie ont aussi tenté de boucler "l'entrée principale" de la voie ferrée, à l'orée du jardin de sculptures. Furieux, un groupe de citoyens est revenu la nuit, armé de scies et de pinces. Le grillage a sauté. Dès qu'une autre brèche apparaît dans la clôture qui longe la voie, une équipe du CP est dépêchée pour la colmater. Certains matins, les habitués de la track se cognent le nez contre les nouveaux grillages. Les plus têtus refont immédiatement une brèche. Certains ont même poussé l'affront jusqu'à y installer des portes battantes: Bienvenue à tous! Entrée libre.

Et les promeneurs de chiens, rêveurs solitaires, joueurs de tam-tam et ouvriers du coin ont de nouveau accès à ces bouts de verdure délaissés. "On n'empêchera jamais les gens de passer là", affirme Jocelyne Favreau, en haussant les épaules. C'est ce qui donne toute sa couleur au quartier, estime Jean Leloup. Mais plus pour longtemps, à son avis, embourgeoisement oblige. "La seule chose que voient les bourgeois plattes, c'est l'occasion de profit et non de plaisir. Ça ne sera plus vivable bientôt. Moi, je quitte!"

Et vlan!

Photo: Jean Leloup, dans le décor de son dernier album, entre deux rails...
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Dernière mise à jour le 16 mars 2004.
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