Kek part avec Jean Leloup
par Marie-Sisi Labrèche
dans Clin d'oeil, décembre 2003
Entrevue

Fan acharnée, je rêve depuis toujours d'interviewer Jean Leloup. Comme je n'ai jamais réussi à le faire asseoir une heure devant un magnéto, je me suis résignée à lui écrire une lettre. Et justement, ce jour-là, je le croise dans la rue et il me propose de passer l'après-midi avec lui! Un miracle! Je commence par ma lettre, et je vous raconte tout... PAR MARIE-SISI LABRÈCHE

Je boirais l'eau de tous les lacs dans lesquels tu t'es baigné! Je lècherais les draps de tous les lits où tu t'es couché! J'avalerais la terre de tous les sols que tu as foulés! Je beurre épais, mais que veux-tu, Leloup, pourquoi tu ne m'accordes pas d'entrevue? OK, peut-être que j'y suis allée un peu fort en disant à ton attachée de presse que je voulais passer trois jours avec toi et faire du camping dans ta cuisine... On ne peut empêcher le coeur d'une fan de s'enflammer! J'avais 17 ans quand tu es arrivé dans le décor de ma vie avec une histoire de minijupe, "Laura", qui m'avait fait craquer. "C'est là aussi que j'l'ai connue/ La première fois que j'l'ai perdue" Tu sortais ton premier album, Menteur, que tu as tant de fois renié ("Trop de compromis..."). J'avais harcelé mes amis pour aller te voir en spectacle à Saint-Sauveur. On s'était retrouvés en pleine tempête de neige dans un petit bar, huit dans la salle, et toi, tu te défonçais sur la scène. Tu étais tellement beau...

Depuis, je suis "comme une pieuvre dans un gros bac chinois" qui s'alimente aux albums que tu sors. Mais pourquoi tu t'acharnes à me faire languir? Pourtant, tu le sais que je veux faire un reportage sur toi, je te l'ai dit quand on s'est rencontrés par hasard chez mon éditeur, Boréal. Tu es entré, l'air un peu perdu, et tu m'as regardée: "Mais je te connais, toi!" Ben oui, tu as mes deux romans chez toi. D'ailleurs, dans le deuxième, La brèche, devine qui est en exergue? Toi! Cette journée-là, tu avais rendez-vous avec le big boss pour le roman que tu venais de finir. Tu sortais à peine du lit (il était 16h30), on avait causé littérature, dentiste (on a le même), cinéma, chansons, on avait même chanté ensemble un bout de "La vallée des réputations"! Puis, quand le big boss est venu te chercher, tu m'as dit: "Si tu as besoin de moi, appelle-moi!" Je l'ai fait, mais tu ne me rappelles pas. Un an auparavant, j'étais allée te rejoindre en courant au parc La fontaine pendant ton sit-in pour Samira, cette femme qui allait être lapidée. Tu m'avais promis une entrevue... mais ça avait encore chopé!

Je suis jalouse de tous mes amis qui ont eu la chance de passer quelques heures avec toi et qui m'ont appris plein de choses étonnantes sur ton compte. Tu as étudié avec quelqu'un que je connais, à l'Université Laval, en littérature. Tu avais dit, durant un cours, que tu serais un génie. D'ailleurs, tu l'avais déjà déclaré à huit ans. Après t'être fait éjecter de l'équipe de base-ball (tu avais tenté d'initier les autres à une "danse d'appel sexuel"), tu avais affirmé: "Je serai un génie, d'abord!" Avant de te lancer dans la chanson, tu avais soumis une nouvelle à la défunte revue littéraire Stop, qui racontait l'histoire d'un gars dont la tête saute, roule jusque sur le bord du trottoir et regarde les autos et les gens passer. Mon ami l'éditeur m'a dit qu'elle avait du potentiel... Tu avais aussi voulu apprendre la jonglerie avec mon copain JD. Mais, à chaque cours au carré Saint-Louis, tu apportais ta théière et tu passais ton temps à offrir du thé aux filles. Il y aussi mon ami François Gourd, LE clown du Québec, avec qui tu déjeunes parfois. Un jour, tu lui as dit: "Man, viens voir ma nouvelle bagnole, j'ai une boule disco!" François t'a maintes fois supplié de m'accorder une entrevue, mais non. De toute façon, ça aussi, on en avait parlé chez Boréal: chaque fois que Gourd te demande quelque chose, tu ne le fais pas. Pourquoi? "Parce qu'il me le demande." Des anecdotes comme ça, je pourrais t'en raconter mille, car tout dans ta vie semble farfelu, jusqu'à ta pièce "I lost my baby" qui se retrouve dans une pub de saucisses en Grèce. Mais revenons à nos moutons, mon loup, j'ai encore appelé chez toi ce matin: "Johnny Guitare. Boîte vocale remplie." Grrr! En fait, je crois que, pour obtenir quelque chose de toi, une entrevue ou quoi que ce soit, il faut se trouver là au bon moment...

Et c'est ce qui m'est arrivé!

Oui, les filles, la journée où j'allais remettre ma lettre ouverte à Jean Leloup, je suis tombée sur lui! Vous pensez que c'est arrangé avec le gars des vues? Même pas! Et, en plus, j'ai un scoop: Jean Leloup se lance dans la production de films! Je vous raconte en détail mon cinéma Paradiso... J'étais donc en train de marcher sur la rue Sherbrooke et qui je vois? Leloup dans une chemise marbrée orange aussi frappante que le soleil. On se reconnaît. "Je suis en train d'écrire un article sur toi, Jean." "Mais qu'est-ce que tu écris?" "Je t'ai fait une lettre ouverte pour te dire que je t'aime, voilà!" "Oh! Tu veux du matériel? Je vais t'amener "kek part", tu vas capoter!" J'ai le sourire fendu jusqu'en Amazonie. Me voilà donc dans la grosse van grise de Leloup, direction "kek part". "Jean, la ceinture est bloquée, je ne peux pas m'attacher!" "On ne s'attache pas dans ma van! Est belle, ma van, hein? J'ai installé des bancs de course et on a refait le moteur à neuf, elle roule vite", me répond-il en pesant sur la pédale. J't'aime ben, Leloup, mais j'ai pas envie de mourir avec toit! "Oz on va?" "C'est pas loin, t'inquiètes pas. Je t'emmène dans l'édifice que je loue pour faire mon film."

Où on est?

On arrive donc je ne sais trop où (j'étais tellement estomaquée que je n'ai pas regardé). On entre dans un édifice abandonné. Et la visite commence. Leloup sourit à pleins crocs, fier de me montrer son refuge. Dans l'entrée, tout est en déconfiture, mais, au deuxième, une grande salle a été transformée. Des décors en papier mâché, des roches, un ciel bleu nuit... et tout un petit monde qui fourmille sous la patte de Leloup. Bon alors, c'est quoi, cette histoire de film? Jean se lance dans une longue tirade qu'il terminera... une heure et demie plus tard. "À l'origine, c'était un roman. Ça fait longtemps que j'écris toutes sortes d'affaires, des nouvelles, des contes... Quand j'ai commencé à composer des chansons, ça me plaisait beaucoup, mais ce que je voulais faire par-dessus tout, c'était écrire des romans, des pièces de théâtre, des scénarios de films. Je me suis dirigé vers la chanson parce que c'est court, et parce que j'arrivais à créer quelque chose qui avait de l'allure..." Leloup s'éparpille, je dois constamment le ramener. "Mais d'où t'es venue l'idée de faire du cinéma?" "Il y a quatre ans, j'ai commencé à écrire un roman, Le tour du monde en complet. Tout le monde me disait que je devais le faire publier, mais moi, je ne le trouvais pas bon. Je l'ai quand même amené chez Boréal, et l'éditeur m'a confirmé ce que je pensais. Quand j'ai revu mon roman, je me suis aperçu qu'il pourrait donner un conte d'une trentaine de pages. Un soir, avec mon petit ordinateur, j'ai monté un conte, Noir destin que le mien, sur de la musique. Je l'ai fait écouter à des gens qui m'ont dit: "C'est le meilleur truc que tu aies fait." Alors, Leloup s'est demandé ce qu'il pourrait bien faire avec cette nouvelle création. Pourquoi pas un film?... Le scénario? Un gars qui perd sa femme et sombre dans la dépression. Plusieurs années plus tard, il s'aperçoit dans une vitrine et est horrifié par ce qu'il est devenu. Il décide donc de partir explorer le monde pour faire de lui un homme. Il sera moine, vivra dans le désert... Et, si j'ai bien compris, en voyant les espèces de casques de lapin construits avec les moyens du bord, il se retrouvera sur une autre planète entouré d'hurluberlus aux oreilles de Bugs Bunny!

Planète Love

Pour réaliser son projet, Leloup s'est trouvé l'acolyte rêvé, le réalisateur et journaliste Carlos Soldevila. "Carlos m'a dit: "Je t'aide à lancer ta boîte de production, et je tripe avec toi." Le premier projet qu'on a fait ensemble, pour ma boîte de production Le roi Pompon, ç'a été le clip de "La vallée des réputations". Le film sera dans le même genre, avec des décors en papier mâché... C'est beau, hein? Viens voir le clou, tu n'en reviendras pas!" On monte un escalier à la course (il marche vite), et je me retrouve devant une boule suspendue de la grosseur d'un ballon de plage et sur laquelle est écrit Planète Love, ce qui est, semble-t-il, le titre du film. En ce qui concerne la musique, Leloup a fait appel à ses chums James Di Salvio et Éric- Pierre Bergen, avec qui il a déjà concocté Johnny Go et 1990.

Mais produire un film, ça prend des tas de sous? "J'avais besoin d'un peu d'argent, alors j'ai monté le Big Band et j'ai fait des shows. Je veux me produire moi-même. Je suis tanné du festival des mononcles avec leurs subventions. Là, aucun mononcle ne vient nous emmerder. On a fait ça tout seuls, sans l'aide du ministère des Affaires culturelles de mon..." Leloup ne veut plus faire de compromis. "Il n'est pas question que je passe deux ans à écrire un livre, par exemple, et qu'on me prenne plus de la moitié des bénéfices!" Puis il me reconduit. Tout le long du chemin, il poursuit sa diatribe contre les exploiteurs endimanchés dans leurs beaux bureaux en or qu'ils se payent grâce à la création des pauvres artistes. Devant chez moi, il stationne sa van et continue encore. Le Leloup que j'ai devant moi veut de plus en plus faire tout par lui-même, il veut que sa création reste pure. Avant de me quitter, il s'attaque aussi aux psys. "Ton auto va mal, tu vas chez un mécanicien, il la répare et tu vois le résultat! Une psy, tu la consultes, mais tu ne vois jamais le résultat! Elle est juste là pour te faire accepter l'autorité, pour te dire que c'est bon que des mononcles prennent ton argent. Mais dis-lui que tu ne peux pas la payer, justement parce que des mononcles ont pris ton fric, et elle changera de discours. Moi, les psys... Peuh! On a essayé de me faire croire que j'étais psychopathe. Eh bien non!" En tout cas, si tous les psychopathes étaient comme Jean Leloup, le monde ne serait pas à pleurer...

Jean Leloup sera en concert les 6.7.8 et 9 novembre au Métropolis. Info: (514) 790-1245 ou www.admission.com
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Dernière mise à jour le 17 novembre 2003.
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