Leloup: drôle de lièvre
par André Ducharme
dans L'actualité, 1 novembre 1997
Article

Terré depuis cinq ans, il explose avec neuf nominations à l'ADISQ! Aussi voyou mais moins cabotin qu'avant, Jean Leloup a toujours le don des chansons incisives.

Il fait peur avec sa tête de sale gosse: cheveux en pétard, barbe rasée avec une biscotte, regard noir, moue du diable. Il est habillé comme l'as de pique: sous un pull vert tilleul, un polo à carreaux orange et bleu, un Jean noir plus très frais, des chaussettes turquoise, des espadrilles fatiguées et, coiffant le tout, un chapeau en daim marron «parce que je trouvais qu'il allait avec ce que je portais». Ajoutez à cette flambée de couleurs des taches de peinture: «Quand j'trouve ça plate, j'peinture un mur. J'aime bien passer la mop aussi. Ça permet de changer l'énergie d'un lieu.»

En deux mots, il tire son portrait: «J'suis pas très fancy.» Si Jean Leloup a pratiqué la mode antihygiéniste, ongles crasseux et poils gras en vedette, il a aussi adopté autant de looks qu'Elton John, sombrant sous les boas, les plumes, les chapeaux, voire le ridicule. «Liberace multiplié par 12», explique-t-il. Leloup a longtemps avancé masqué.

À 36 ans, l'adolescent prolongé est moins clinquant et moins cabotin qu'avant, mais aussi paquet de nerfs et angoissé. «Il a si peu confiance en lui qu'il n'osait pas suivre des cours de conduite automobile de peur de tuer quelqu'un! Il s'y est mis cet été... Sous ses airs fanfarons, c'est un hypersensible qui pense plus au bien-être de ses amis qu'à lui-même», confie un ami, justement. «Ça me prend beaucoup d'heures de solitude et de respirations par jour pour pouvoir affronter l'extérieur. Regarde juste l'édifice en face; c'est angoissant en chien», dit Leloup.

Dans un bureau vide de la compagnie de disques Audiogram, avec vue sur le quartier Centre-Sud de Montréal, il est en grouillement constant. Il se gratterait l'oreille avec ses orteils que je ne m'en étonnerais pas. Il fume comme une cheminée, caresse avec sa langue le bouton de fièvre sur sa lèvre. Entre des blocs de silence où le malaise a le temps de s'installer (cou'don, dort-il?), les mots s'envolent à folle allure, comme un chariot de montagnes russes.

«J'ai parlé à la togolaise avec un accent pied-noir, puis très à la française pendant des années; là, je parle québécois.» Avec un phrasé unique et une joyeuse collection de jurons, d'anglicismes et d'onomatopées...

Jean Leloup est un mélange de dandy et de petite frappe qui plaît autant à René Homier-Roy qu'à son contraire, Laurent Saulnier, de l'hebdo Voir. «J'aime Leloup parce qu'il parle sans censure, parce qu'il vit sans interdit, parce qu'il casse la baraque», affirme Franco Nuovo, du Journal de Montréal.

Jean est revenu à lui et à nous, à la fin de 1996, avec un album, Le Dôme, en voie de devenir platine (100 000 exemplaires vendus). Il a été bien inspiré de revenir: le voici en nomination dans neuf catégories au gala de l'ADISQ - résultats le 26 octobre. Le disque, qu'on croirait improvisé, bricolé avec trois fois rien, panache folk, rock, noise-heavy, hip-hop, reggae... Beaucoup de tension dans les paroles, des personnages comme on en rencontre rarement dans les chansons, des pans d'autobiographie et de l'autodérision en masse. Vous avez sûrement fredonné I Lost my Baby («...pour une fille d'Ottawa/grandie à Sainte-Foy/et qui tomba un jour/pour un chanteur populaire /grandi en Algérie/assez fucké merci»).

On a attendu l'album cinq ans, pendant lesquels le vent des rumeurs a soufflé fort: on le disait «assez fucké merci», perdu dans la poudre, momifié par des comas éthyliques, roulé en boule dans une chambre minable, parano, schizo, K.-O. II déclare simplement: «J'ai essayé de m'éclater la tête de toutes les façons, c'est vrai, mais pas d'héroïne, car j'ai un gros instinct de survie. Quand j'ai été cassé comme un clou, j'ai composé comme un fou. J'avais 60 tounes de prêtes. Il a fallu faire un choix. Ça explique le côté disparate du disque.»

Le spectacle qui en découle, sur la route depuis des mois, «va dans des hosties de moods, très fond de cave, ben dark. J'ai un fun noir à le développer. » Sans grue, sans tapis roulant ni effets pyrotechniques déboulent trois heures de musique, loin de l'habituel alignement de tubes. Une infernale machine à danser.

«Y'est beau, sexy, é-coeu-rant», me lance une spectatrice en se trémoussant.

Là-haut sur les planches, volcanique, affamé, flanqué de la belle Monica, silhouette pleine de tonus, sa compagne de choeur et de coeur, Jean-sans-peur fait manger le public dans sa main. Les chansons bougent, changent d'humeurs sonores de représentation en représentation. «Comme tous les grands artistes, il a du mal à fixer son oeuvre dans le temps. C'est un work in progress, un travail en constante évolution», dit son agent, Alain Simard (patron du Festival international de jazz de Montréal et des FrancoFolies). « II arrive toujours avec de nouveaux arrangements, de nouvelles idées. Comme le show va plus loin que le disque, à un moment donné, il a envie de refaire le disque. Ça ne finit jamais, c'est pas reposant! »

Mais Jean-jamais-content garantit que le prochain album ne mettra pas cinq ans à venir et qu'il contiendra des «tounes full d'espoir»: «J'aime la vie, mais cibole que c'est court et compliqué! On met beaucoup de temps à comprendre qu'on comprend rien. C'est quand même épatant de faire partie d'un univers où il y a des choses hallucinantes, comme le phacochère et l'éplucheuse d'ail Starfrit... »

II rit, c'est un enfant. « C'est un visionnaire qui a l'esprit vif comme un serpent et un formidable sens de l'humour. Mais comme c'est un gars pressé, il est souvent brouillon. Et puis c'est un manipulateur dont il est la principale victime », dit Denis Wolff, responsable du développement international chez Audiogram.

Jean Leclerc (ben oui, c'est son nom) naît à Québec, le 14 mai 1961. Son père, professeur de physique, sa mère, prof de dessin, premiers coopérants de l'ACDI, partent pour le Togo, en Afrique, où Jeannot, en pleine brousse, est initié au tamtam, « aux rudiments du fétichisme et de la danse d'appel sexuel» (est-ce utile dans le showbiz?). Retour au Québec, cinq ans plus tard; à peine le temps de refaire ses racines que la petite famille rempile pour l'Algérie. «Quand tu es à Alger, à 12 ou 13 ans, sans fric, dans la bagarre et la débrouille, tes valeurs ne sont pas les mêmes que celles de l'Américain moyen.»

Avec la sexualité, l'adolescent découvre la musique - Jimi Hendrix, Deep Purple, Jacques Dutronc -, apprivoise sa première guitare, forme un groupe, les Blue Faces («on se barbouillait de bleu de méthylène»), et dévore tout sur son passage: de Bukowski à Michaux, en passant par Poe, Lovecraft et La Fontaine. «J'ai lu en tabarnak», résume-t-il.

Retour définitif au Québec en 1976. Il a 15 ans, un curieux accent et de belles années d'école à l'horizon (lui qu'on aurait pu croire plus doué pour la récréation). Après des études en lettres à l'Université Laval, il enfile un collier de petits boulots: portraitiste dans la rue, peintre en bâtiment, plongeur, serveur, nègre pour un critique de livres, chercheur de fonds pour un organisme d'aide aux toxicomanes. « Je savais pas où me pitcher. Pourtant, la scène, le visuel, les costumes, la gang, c'était un concentré de tout ce que j'avais envie de faire.»

Va pour la scène: le festival de Granby en 1983; le rôle de Ziggy, une pile électrique, dans la deuxième version québécoise de Starmania; un show plein de rage aux Foufounes électriques en 1989; et un premier disque, Menteur. «Que j'ai renié parce qu'il avait été arrangé style variétés, produit d'une façon McDonald's.» Brut, bariolé, peut-être un peu bourré, Leloup paraît le jour du lancement déguisé en clown avec des hamburgers collés partout.

Il a beau avoir une grande gueule, une conscience de citoyen, un pouvoir d'indignation, il refuse de cautionner à voix haute une cause sociale ou politique. «Je travaillerais bien contre les rhumatismes dans le bas du dos ou pour qu'on puisse pêcher à nouveau dans le Saint-Laurent.» Menteur!

Menteur, le disque, trouve des acheteurs malgré le refus du chanteur d'en faire la promotion, suscite la bonne humeur de la critique, qui découvre un merveilleux conteur d'histoires. Histoires qu'il ne réserve pas qu'à ses chansons, d'ailleurs. Il embobine les journalistes, leur paie la traite. Il dit, par exemple, qu'il est allé vivre au Brésil dans une ferme avec des oiseaux, qu'il a coupé la canne à sucre en Colombie, fait du surf au Chili. Pourquoi pas danseuse nue aux Folies-Bergère? Une chose est vraie: le succès de Printemps-été, et tout ce qui va avec: la cadence des tournées, les camions bondés d'amplis, la grappe de jolies filles et la valse des étiquettes: «mascotte des jeunes», «symbole de la rébellion», «poète des partys». Leloup gourou, tant qu'à y être? Reste que, dans le genre brun délinquant, c'est le nouveau modèle, l'après-Plume.

En 1990 paraît le deuxième album (que Leloup endosse, ouf!) avec une volée de hits: Cookie, Isabelle, L'amour est sans pitié; puis, en 1991, la chanson 1990, bombe d'ironie sur la guerre du Golfe qui explose dans les pays francophones, jusqu'au Sénégal et en Nouvelle-Calédonie. S'amènent la gloire, l'argent et... la déprime. «C'est weird, le succès, je pensais que ça allait être le nirvana, je me suis rendu compte que c'est plate à mort. J'ai pourtant goûté à tout ce qui nous est refusé quand on n'a pas d'argent: yoga, tennis, planche à voile... Mais le seul fun, c'est quand tu chantes tes tounes ou quand tu marches dehors et que tu regardes les arbres. C'est un métier qui favorise l'égomanie, qui te fait vivre devant ton miroir. Pas bon pour la santé mentale. C'est ce qui a transformé des gens intelligents en pauvres cons qui parlent de leur lifting à la une des magazines.»

C'est l'époque où Jean accepte mal qu'on le regarde dans la rue; en concert, il incite au calme ses fans, qui, excités comme des puces, s'agitent et battent des mains, les fait poireauter longtemps avant de se pointer sur scène, écourte ses shows quand il ne les annule pas tout simplement. Il est dans une mauvaise passe, tantôt sanguin, tantôt neurasthénique, un jour pit-bull, le lendemain chaton. «Quand j'ai arrêté, c'était plus la musique qui était importante, c'était mes bobettes. Là, ça va mieux, j'me suis groundé. Au fond, j'aime mieux que les jeunes trippent sur ma musique que sur des 4x4.»

Aujourd'hui, il a un filet de sécurité, une vie personnelle plus stable (une blonde, un appartement, des repas entre amis) et un avenir très rosé: après son triomphe au Festival de La Rochelle l'été dernier (tout le monde debout après la sixième chanson), il chantera au Bataclan à Paris au début de décembre. «Les Français n'ont pas de Leloup en stock, dit Alain Simard. Un gars qui sait écrire en français avec une telle qualité sonore, une résonance, de l'électricité et qui, sur scène, déménage avec autant de fougue, c'est pas courant. Oui, c'est un gars désorganisé, hyperactif, qui saute du coq à l'âne, mais c'est un véritable créateur. Quand je regarde les petits qu'il a faits, l'influence qu'il a sur de nombreux jeunes artistes, je pense qu'il marque un point tournant dans l'histoire de la musique québécoise. »

Leloup a écrit deux romans («plates»), des scénarios (« à chier ») et des nouvelles fantastiques («en 15 ans, peut-être huit de bonnes »)! Radio-Canada va présenter quelques-unes de ses nouvelles à l'automne 1998 avec l'auteur comme acteur. Il m'en a raconté une, dont j'ai tout oublié, mais qui était tordue, tordante, passionnante.

Plus que chanteur («J'ai pas de voix»), Leloup se définit comme «écrivain de chansons». «Je suis bon dans le court. Parfois, ça reste des chansons de cuisine, de baignoire ou de toilette, parfois j'ai le goût de fignoler et de les emmener plus haut.» Mais il ne rêve pas: à côté de Suzanne de Léonard Cohen ou de Martha de Tom Waits, ses Laura, Nathalie et Isabelle restent des pucelles. « Le talent des autres me stimule. » Voyez-vous ça.

Comme on l'imagine, Leloup fréquente les bars, mais aussi les parcs, comme on ne l'imagine pas; il aime danser et observer les «castings naturels de la vie ». Il voit peu de spectacles et de films, mais ne rate rien «qui vaut la shot»; il écoute autant Portishead que Georges Brassens (« du moment qu'il y a du feeling»); il adore pêcher et se baigner dans les rivières, mais n'a pas «la twist» avec la santé. «Je me lève tard, je fume une dope, je bois du café, j'ai pas faim avant deux heures de l'après-midi, pis là, s'il y a juste du beurre de pinottes, je me fais une toast au beurre de pinottes. Tu sais, les chanteurs devraient aussi apprendre comment ne pas mourir trop jeunes.» II pense à Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison - la liste est longue -, partis avant d'avoir 30 ans.

Il prétend qu'aujourd'hui, la musique est la seule dope qui convienne à sa sensibilité. Il s'est mis à étudier sérieusement la guitare, à composer pour fournir un terrain de jeux aux musiciens, à retrouver le sens de la fête. Ça marche: Leloup et sa bande s'amusent comme des petits fous.

«Je sais qu'un show, ça change pas le monde. Mais c'est comme le jardin de tante Hortense, qui est magnifique et qui fait du bien un temps à ceux qui le regardent. » Quand Jean Leloup est bien luné, que ça groove comme il veut, c'est un incroyable transmetteur d'énergie.

«Je suis un bon entertainer, je sais driver une foule. J'écris des paroles de chansons pas pires, j'aime jammer avec des musiciens, mais j'suis pas sûr que j'ai d'autres talents.» Simplicité, coquetterie? «Si j'pouvais changer de métier, j'deviendrais guide en forêt.
- Tu as un bon sens de l'orientation?
- Ah, c'est ce que ça prend? Ça marchera pas, d'abord!»

II éclate de rire, rajuste son chapeau et bye-bye la visite.


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Dernière mise à jour le 26 juillet 2000.
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