Le Castel: Analyse de 5 chansons de Jean Leloup

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Par Sébastien de Grand'Maison.
1996

S'il est vrai que, comme on l'entend parfois, le Québec accuse sur le plan musical un retard de cinq ans en comparaison au reste de l'occident, alors Jean Leloup ne peut être que l'exception qui vient confirmer la règle. En effet, aucun artiste québécois n'a su, au cours des dix dernières années, se démarquer des autres autant que lui. Son parcours artistique plutôt inhabituel, l'image de l'éternel adolescent délinquant et irrespectueux qu'il entretient auprès du public et des médias, et surtout ses chansons peuplées de personnages délirants, font de Jean Leloup un créateur unique dans le paysage culturel d'ici. N'ayant pas peur de la différence, il a su faire renaître de ses cendres le rock québécois, pour ensuite en étonner plus d'un avec le méga-succès de «1990» sur les planchers de danse.

Cette tendance qu'a l'artiste à toujours être à l'avant-scène des courants musicaux est d'ailleurs encore plus notable sur Le Dôme, son plus récent album. En effet, Leloup s'empare littéralement sur cet opus de tous les rythmes et sons actuels1, du hip-hop au noise-heavy, faisant même un clin d'oeil au retour du disco mais ne semblant pas se préoccuper du problème de la compatibilité de tous ces styles entre eux. Évidemment, le résultat est inégal, mais les critiques semblent s'être passés le mot pour dire qu'il s'agissait-là d'une des nombreuses qualités de l'album et non d'un défaut...

Leloup fait aussi preuve avec Le Dôme d'une maturité nouvelle au niveau son écriture. Non pas dans le choix des thèmes, qui tournent depuis toujours autour de la débauche et de la consommation de drogues et d'alcool (les chansons «Cookie», «Nathalie» et «Fashion victim» en sont de bons exemples), et des ruptures amoureuses («Isabelle», «I lost my baby»), mais plutôt dans la manière de les aborder. Ainsi, si sur Menteur, le premier album de Leloup paru en 1989 (et aussitôt renié par ce dernier2), le chanteur donne l'impression d'une certaine naïveté en racontant les aventures imaginaires d'une hippie qui se fait virer du paradis («Miss Mary Popper»), ou encore celles de mendiants parcourant la galaxie à bord d'un vaisseau spatial, il devient sur Le Dôme beaucoup plus cynique, donnant même à l'occasion dans la critique sociale.

Cette transition entre l'innocence et la prise de conscience s'amorce lors de la réalisation en 1990 de L'amour est sans pitié, son deuxième album qu'il enregistre avec le groupe La Sale Affaire. Dominé par un rock n' roll énergique, l'esprit de ce disque contraste fortement avec les synthétiseurs sirupeux et aseptisés qui donnaient le ton à Menteur. C'est à partir de cet instant que Jean Leloup impose son image de «mauvais garçon du show-business québécois». Si le précédent album renfermait ce caractère naïf semblable à celui d'un enfant, L'amour est sans pitié a tout du disque adolescent, ravageur et rebèle. Mais malgré des thèmes plus terre-à-terre et des arrangements plus agressifs, la fantaisie des premières heures finit tout de même par percer sur certaines piéces comme «Dr. Jekyll et Mr. Hyde», «Rich» et «L'escargot».

Cette dernière chanson, inspirée de la nouvelle The Snail Watcher de Patricia Highsmith3, raconte l'improbable histoire d'un homme se faisant tuer par les escargots qu'il élève dans sa maison. S'il peut sembler singulier pour plusieurs d'entendre une chanson dont les principaux acteurs sont de petites bêtes gluantes, il est important de mentionner que «L'escargot» n'est pas la seule pièce de Leloup où l'artiste se permet une incursion dans le monde animal. Nous verrons d'ailleurs dans les prochaines pages cinq chansons tirées des trois albums de Jean Leloup, dans lesquelles les animaux occupent une place prédominante. Même si cette thématique ne caractérise pas l'ensemble de l'oeuvre du chanteur, elle y occupe une place assez considérable pour qu'on s'y intéresse de plus près.

Chacune des cinq chansons sera analysée individuellement, et l'ordre chronologique des enregistrements desquels elles proviennent sera respecté. Je me réserve toutefois le droit d'établir des liens entre certaines pièces si j'estime la chose utile et pertinente. Le texte intégral de chacune des pièces à l'étude se trouve à la fin de ce travail, juste avant la bibliographie.

Début des temps

Nous l'avons déjà dit, Menteur est le disque le plus fantaisiste de Jean Leloup. Il n'est donc pas étonnant d'y trouver trois chansons «animalières», dans lesquelles les bêtes partagent la vedette avec le chanteur. Ainsi, dans «Début des temps», Leloup décrit à sa manière l'histoire de l'évolution des espèces, se permettant d'ajouter une touche personnelle aux théories élaborées par Darwin. Il trouve même le moyen de mêler Dieu à cette histoire4, créant ainsi un amusant paradoxe puisque la doctrine darwiniste vient en fait contrecarrer les croyances religieuses voulant que la création du monde soit l'oeuvre d'une force divine.

Ne courant pas le risque de se tromper dans ses chiffres, Jean Leloup situe le commencement de la vie sur terre «bien avant les girafes et les éléphants». Notons ici l'utilisation d'animaux d'Afrique comme référence temporelle. Ce détail devient intéressant lorsqu'on sait que Leloup a passé la majeure partie de son enfance au Togo et en Algérie, deux pays se trouvant sur le continent africain5.

Après avoir réussi l'exploit de condenser en quelques lignes rimées un phénomène ayant pris des millions d'années à se produire, le chanteur termine sa pièce en affirmant avoir déjà reconnu dans le fossile d'un poisson préhistorique un lointain parent, et que cette découverte expliquerait l'envie qu'il a parfois de plonger dans l'océan. Cet étrange personnage qu'incarne Leloup dans sa chanson laisse ainsi entendre qu'il ne descend du singe comme le reste de l'humanité (selon Darwin), mais plutôt du poisson et qu'il est encore au fond de lui une créature marine. Comme une espèce de loup-garou (ou de Leloupgarou) qui se transformerait en saumon au lieu d'en bête féroce.

Les deux autres chansons tirées de Menteur sur lesquelles nous nous pencherons renferment elles-aussi cette thématique de la dualité entre l'homme et l'animal, et la possibilité que deux entités puissent partager un même corps.

Je sors avec une fille qui a....

Je ne sais pas si c'est un hasard ou si Leloup était obsédé par l'évolution des espèces alors qu'il écrivait son premier album, mais il y fait également référence (de façon moins directe cette fois) sur «Je sors avec une fille qui a...». Cette fille a des plumes bleues en guise de cheveux, ce qui pousse Leloup à se demander:

«Est-elle le chaînon manquant
Des oiseaux
Changés en gens?
J'ai consulté
Toutes les encyclopédies
Ben Darwin
Il s'en arracherait les cheveux
».

Il a sa réponse lorsque la demoiselle s'envole sous ses yeux par la fenêtre «en déployant de grandes ailes bleues», et nous reconnaissons encore une fois la thématique de la créature mi-humaine, mi-animale.

S'il peut sembler évident que cette thématique servent ici à raconter, de façon très imagée, l'histoire d'un homme que sa copine quitte avec le désir de reprendre son autonomie (l'oiseau n'est-il pas le symbole par excellence de la liberté?), nous pouvons nous questionner sur les motifs qui ont pu pousser Leloup à comparer un vietnamien témoin de la métamorphose de la jeune fille à un chien dans le couplet suivant:

«Le vietnamien
Qui a l'air d'un petit chien
Il n'y comprend plus rien
»

Peut-être l'artiste cherchait-il tout simplement une rime amusante, mais peu importe, il aurait dû faire attention à la connotation raciste que peuvent prendre ces trois petites lignes. En effet, qui n'est pas au courant de cette tendance qu'ont les moins tolérants d'entre nous à catégoriser les orientaux de mangeurs de chiens? Bien qu'il soit vrai que dans certaines parties de la Chine le chien soit considéré comme une denrée alimentaire, au même titre que le boeuf ou le poulet en occident, une telle généralisation provient d'habitude de la bouche d'esprits fermés et bourrés de préjugés. Ce qui sauve Leloup, c'est qu'il dit que le Vietnamien ressemble à un chien, et non qu'il s'en nourrit. N'empêche, il aurait très bien pu trouver mieux comme comparaison. Et puis, si on en croît le vieux dicton, ne devient-on pas ce qu'on mange?

Sorcières

Cette chanson, peut-être la plus ingénue de Menteur, a quelque chose d'enfantin. S'adressant à l'auditeur, Leloup demande en guise de refrain: «croyez-vous aux sorcières?». Cette question qui ne se pose pratiquement plus depuis le moyen-âge, sauf dans les contes merveilleux destinés aux enfants, le chanteur la pose tout de même. Et on se demande pourquoi.

Je crois que cette chanson prend tout son sens lorsqu'on l'écoute avec le reste de l'album. Dernière pièce du disque, elle vient tout de suite après la très rock n' roll «Printemps-Été» (l'une des seules chansons de l'album dont le chanteur n'aie pas honte) où Leloup loue sans gêne les attraits sexuels de la gent féminine, utilisant des mots aussi crus que «cul» et «pelote». «Sorcières» vient donc contraster par sa candeur avec les propos plutôt adultes de la pièce qui la précède. On sent ainsi déjà chez Jean Leloup une volonté de provoquer malgré les conditions d'enregistrement difficiles de ce premier album.

Mais «Sorcières» n'est pas seulement un pied de nez à l'auditeur, un retour à la mierverie du disque après une chanson drôle et endiablée. Elle laisse aussi présager ce qui s'en viendra quelques mois plus tard, lorsque Jean Leloup aura trouvé le moyen d'imposer sans contraintes sa folie créatrice. Ne dit-il pas en effet dans l'avant-dernière strophe qu'il va parmi les loups (référence à son nom d'artiste, son vrai nom étant Jean Leclerc) «car les loups savent où trouver la reine des fous»? L'album L'amour est sans pitié et les concerts éclatés qu'il donne par la suite portent à croire qu'il a bel et bien fini par la trouver!

L'escargot

Si sur Menteur trois chansons mettaient en scène des animaux, une seule de L'amour est sans pitié le fait de façon significative. Encore une fois, les bêtes et l'humain cohabitent, à la différence que l'homme n'est plus identifié par le «je» qui caractérisait les trois pièces précédentes. Jean Leloup raconte ici l'histoire d'un être autre que lui, et ce détachement est dû au fait qu'il s'agisse aussi d'un personnage imaginé par quelqu'un d'autre que lui, en l'occurence l'écrivaine américaine Patricia Highsmith. Cependant, le chanteur y ayant mis du sien, il parvient à transformer passablement le sens de l'histoire originale, et réussit encore une fois à semer le doute chez l'auditeur.

C'est que la chanson de Leloup parle d'un homme élevant des d'escargots, mais le titre «L'escargot» ne semble vouloir mettre l'emphase que sur une seule de ces bestioles. Et on ignore laquelle, puisqu'aucune d'elles n'occupe plus d'espace que les autres à l'intérieur de la chanson. En fait, le personnage principal est l'éleveur, et non les mollusques gastropodes pulmonés pour lesquels il se passionne. Ce dernier serait-il donc lui aussi un escargot? Serait-on donc à nouveau en présence d'un être à la fois humain et animal? Par ces questions qu'elle soulève, la chanson «L'escargot» va beaucoup plus loin que la métaphore sur le pouvoir et la révolte des exploités de la nouvelle dont elle s'inspire.

Si Leloup était nationaliste, on pourrait également voir dans cette chanson une fable sur le mauvais fonctionnement du fédéralisme canadien. Il est en effet question d'«escargots bleus et blancs» (les couleurs du drapeau du québécois) vivant ensemble dans une grande maison qui pourrait représenter le Québec, et qui sont en quelque sorte opprimés par leur éleveur, image de la Constitution. Les escargots décident un jour de se révolter alors l'éleveur essaie d'entrer dans la maison (ou que le fédéral décide d'empiéter sur le territoire québécois) et le mettent à mort. Cette mise à mort représenterait évidement la fin du Canada tel que nous le connaissons aujourd'hui, et qui serait provoquée par l'éventuelle souveraineté du Québec. Mais bon, tout ceci n'est qu'une pure hypothèse puisque Leloup a déjà déclaré en entrevue n'avoir aucune opinion sur la question nationale, alors...

Pigeon

Comme nous le savons, Le Dôme est le disque le plus «adulte» de Leloup jusqu'à présent. L'artiste a su avec cet album conjuguer l'originalité des textes du premier avec la modernité musicale du second. Et la chanson «Pigeon» est une des belles réussites que l'on peut retrouver sur cet enregistrement.

Bien qu'elle aborde une fois de plus la dualité entre l'homme et l'animal, la chanson ne pose plus d'ambiguité sur la véritable identité de l'être humain et sur son rapport avec les bêtes puisque l'artiste, comme il l'expliquait dans une entrevue accordée à Laurent Saulnier de l'hebdomadaire Voir en 1996, a fait choix délibéré de remplacer l'un par l'autre: «Pigeon [...]c'est une fable, où tu prends tes personnages et tu les remplaces par des animaux. Ça, j'adore ça. [...]c'est une des plus belles choses qui existent dans la langue française.6»

Et bien qu'il soit tentant de penser qu'il s'agisse d'une métaphore sur la vie du chanteur («Un vieux pigeon de trente ans déplumé fumait un jour son pétard en pensant à sa guitare») ce n'est pas sous cette optique que la chanson a été écrite. «Pour moi, dit Leloup, à trente ans, c'est un vieux, mais vraiment vieux pigeon. Alors, c'est une chanson sur les personnes âgées. Sur la façon dont on les traite. Sur la façon dont elles vivent dans des blocs appartements, entassées les unes sur les autres.7»

Plus que la chanson-elle même, le fait que Leloup avoue en entrevue s'intéresser au sort des personnes âgées prouve cette maturité nouvelle dont je parlais au début de cette analyse. Et bien plus qu'une fable avec une morale, «Pigeon» traduit une importante prise de conscience chez celui qui chantait jadis «Ça se mélange les senteurs, les petites culottes c'est le bonheur8».

Bien entendu - et heureusement - le nouveau Jean Leloup n'a pas totalement éclipsé l'ancien. D'autres chansons sur Le Dôme nous décrochent encore un sourire (quoi qu'elles portent toutes un message, ce qui n'était pas le cas sur les précédents albums) et ses spectacles demeurent un prétexte à la fête et au défoulement collectif. Ce qui différencie le Leloup d'aujourd'hui avec celui d'il y a six ans, c'est cet équilibre qu'il a acquis entre son côté clown médiatique provocateur et celui, plus récent, d'interprète de chansons à portée sociale.

Bibliographie

• CHAMBERLAND, Roger et GAULIN, André. La chanson québécoise de la Bolduc aujourd'hui, Québec, Nuit blanche éditeur, 1994.

• GIROUX, Robert. Le guide de la chanson québécoise, Montréal, éditions Triptyque, 1996.

• SAULNIER, Laurent. Jean Leloup, pigeon d'argile in Voir, 14 novembre 1996.


1 Bien qu’il n’ait pas enregistré sur Le Dôme de pièce tecnno (sans doute le genre musical le plus en vogue depuis les dernières années), Leloup a tout de même exploré ce courant avec succès, comme en témoigne sa participation à l’album Glee du collectif montréalais Bran Van 3000. ^
2 Jean Leloup accepta, pour plaire à la compagnie de disque avec qui il venait de signer son premier contrat, de faire d’épouvantables compromis artistiques lors de l’enregistrement de Menteur. Il le regretta amèrement lors de la sortie de l’album, sur lequel seulement deux chansons («Alger» et «Printemps-Été») reflétaient la vraie nature de l’artiste. ^
3 Ayant étudié la littérature à l’universite, Leloup se plaît à faire référence à certains auteurs dans quelques unes de ses chansons. Les références à la nouvelle de Highsmith, ainsi qu’un hymne en la mémoire d’Edgar Allan Poe sur Le Dôme laissent d’ailleurs voir un penchant de l’artiste vers la littérature fantastique. ^
4 «... comme Dieu a-t-il dû trouver cela amusant», cinquième et sixième ligne de la première strophe. ^
5 Une autre chanson du même album, «Alger», fait référence de façon beaucoup plus directe à ce séjour de l’artiste en sol africain ^
6 Jean Leloup, pigeon d’argile in Voir, 14 novembre 1996. ^
7 Ibid. ^
8 Printemps-Été. ^
Dernière mise à jour le 14 septembre 2006. Conception: SD.
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